Recension

MARTIN, Jean (2023) : Et vous passerez comme des vents fous. ARNAUD, Clara (2023). Ed. Actes Sud, 384 p. ISBN  978-2-330-18225-0

 

Des femmes et des hommes, des brebis et des ours

Clara Arnaud (1986) a passé des années outremer, en Chine, en Afrique, en Amérique latine, en aventurière découvrant le monde et à l’occasion de missions de de coopération technique. Son cinquième roman inspiré une fois encore de ses périples, retrace la vie d’une jeune éthologue côtoyant bergers, moutons et ours.

Nous sommes dans les Pyrénées françaises, en Ariège où l’autrice réside actuellement, à la frontière espagnole, une région où l’ours a été réintroduit. Deux personnages se partagent la scène : Gaspard, né dans la région, père de famille trentenaire, et devenu géographe à Paris. Il a décidé de retourner au pays avec femme et enfants pour devenir berger et garder ses 800 moutons pendant les 4 mois d’estive annuelle.  Ethologue de formation, Alma travaille au Centre national pour la biodiversité, chargé notamment du programme d’indemnisation des dommages d’ours et des relations avec les éleveurs, sujet qui n’est pas sans rappeler le débat actuel de la coexistence du loup et de l’élevage en Suisse.

Ces deux personnes se rencontrent peu et leurs partenaires diffèrent ; le berger côtoie les éleveurs et les propriétaires de moutons, l’éthologue fréquente les cadres techniques et la direction du programme. Gaspard assume la garde et veille au bien-être de son troupeau dans la montagne, gardant toujours en mémoire ce drame de l’année dernière où une aide-bergère et vingt-trois de ses bêtes ont été emportés. Il aime son métier et veut continuer à l’exercer mais cet évènement a marqué son esprit et le poursuit sans cesse.

Alma souhaite comprendre le comportement des ours, notamment celui d’une femelle et de ses oursons, pour apprécier au mieux les risques de sa présence pour l’homme ; ses observations directes et le piégeage photographique ne lui permettent cependant de progresser que lentement, dans un contexte de prédation, psychologiquement difficile à vivre pour la chercheure.

Ce qui vaut particulièrement, c’est la manière dont on suit, une fois, deux fois, trois fois, la montée aux alpages sur les lieux d’estive. Lui, dans ses rapports avec chacune de ses brebis et ses chiens, elle avec « ses » ours, suivis à distance. L’auteure nous faire vivre le milieu pyrénéen, beau, dangereux parfois, la traversée des villages dans la vallée, les tensions (mots critiques, gestes inamicaux) et les moments de détentes et nous fait partager ses notes scientifiques et expériences sur les rapports entre l’homme et l’animal.

Sur le métier, la vocation, de berger

« Jean [le vieux maître de Gaspard] savait tout des baies, fleurs, oiseaux, connaissait chaque arbre, chaque source. II ne gardait pas les brebis, il était brebis. Gaspard avait compris que le savoir-faire de Jean résidait dans son rapport intime à chaque bête (…) Jean avait le sens de la conduite, il faisait prendre aux brebis des biais avec une précision d’horloger, les guidant dans les meilleurs pâturages (p. 58)

« Jean avait souvent dit qu’il ne s’agissait pas d’être pour ou contre les prédateurs. On n’est pas contre l’orage, que je sache ? Et pourtant la foudre lui avait déjà conduit trente bêtes d’un coup dans un ravin. Il composait avec la montagne comme elle se présentait à lui, s’adaptait » (p. 59). « L’ours c’est l’enfant de la montagne, un enfant encombrant mais sans lui elle est incomplète. On a le devoir de vivre avec » (p. 224).

« Gaspard avait compris qu’être berger n’était pas réductible à un métier, il s’agissait d’une façon de vivre qui mobilisait des connaissances botaniques, topographiques, météorologiques, vétérinaires, et un moral à toute épreuve. Jean son maître était une sorte d’homme complet, danseur qui crapahutait à flanc, philosophe, marcheur infatigable » (p. 60).

« Monter, c’est s’adonner à une vie de solitude et de frugalité. On ne s’embarrasse de rien là-haut : de quoi manger et dormir, du sel pour les brebis, des croquettes pour les chiens (…) On y était vite ramené à sa place. La vie en cabane relevait presque d’un manifeste politique » (p. 112). « Gaspard savait, il sentait, en estive, qu’on gagnait en instinct ce qu’on perdait d’apparat social » (p. 186).

Cas de conscience : si une brebis était gravement blessée, par un prédateur ou lors d’une chute/dérochage, Gaspard, dont toute l’activité était centrée sur les soins à ses bêtes, pensait alors que « ne pas la tuer était moralement inacceptable, c’est en ôtant la vie que l’on remplissait son devoir de gardien. Le geste fatal était celui qui soulageait » (p. 292).

Et au terme de la saison : « La montagne n’était aussi belle qu’à la fin de l’estive, ce moment étrange où coexistait l’envie de quitter cet océan d’altitude, de gagner la terre ferme – comme ces navigateurs au terme de traversées océaniques – et la nostalgie d’un monde auquel il fallait s’arracher, le spleen du retour que partageaient bergers, marins et voyageurs. Et même après avoir affronté les pires tempêtes, songé mille fois à abandonner, tous ceux qui avaient connu le grand large, océanique ou montagnard, n’avaient de cesse d’y retourner, et les autres ne les comprendraient jamais tout à fait » (p. 349).

Les connaissances de l’éthologue et la confrontation avec le terrain

« Alma défendait cette approche sensible dont d’aucuns se méfiaient. Comme si la bonne science impliquait de ne jamais se salir les mains. Ethologue de formation, elle souffrait encore d’un certain discrédit porté à sa science, une science qui n’est pas fermée à la subjectivité. L’enjeu est d’être le plus rigoureux possible, et d’accepter le savoir de l’autre, à tous niveaux, et l’interprétation personnelle du réel auquel il conduit. Son directeur de thèse américain disait « Nous les éthologues, nous nous méfions de la pureté comme de la peste » (p. 70).

Un collègue de son temps en Alaska disait, à propos de rencontres inhabituelles avec les animaux sauvages : « There is no such thing as chance, call it concentration » (p.129).

« Le rapport des ours à la mort, à l’infanticide, passionnait Alma. On savait désormais que certains vertébrés avaient des rites funéraires élaborés, des primates perdaient l’appétit, les oiseaux pouvaient se laisser mourir, les éléphants honoraient leurs défunts » (p. 136).

« Des travaux dans les Alpes prouvaient qu’il ne s’agissait pas seulement de méchants prédateurs dévorant de pauvres proies mais de sociétés animales qui entretenaient un panel de relations complexes, allant de la prédation au jeu. Les brebis semblent capables de distinguer un loup en chasse d’un autre ne présentant pas de danger ; les chiens savaient quand on pouvait laisser le loup traîner » (p. 167).

Pour conclure

Roman étoffé, racontant remarquablement les acteurs dans leurs vies et activités, au fil d’une saison de transhumance. Des descriptions riches de marches, de jours et de nuits, d’affûts, de suivi et de conduite du troupeau, d’émotions, de frustrations, de joies aussi. Des observations du registre sociologique, couplées à de belles expressions sur la beauté, la rudesse, la violence dans la nature, interrogeant notre rapport au sauvage.

Ce n’est pourtant qu’une fiction, on l’oublierait presque. Alma aurait passé plusieurs années dans une réserve naturelle en Alaska (Clara Arnaud n’y a pas vécu), à étudier les ours pour sa thèse. L’histoire est un roman vrai disait Paul Veyne ; celle-ci cultive le vraisemblable plus que l’authentique et la véracité … s’en souvenir en lisant ce très beau roman.

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