Recension
MARTIN, Jean (2024) : Voix de la Terre – Douze portraits. BOURG, Dominique (2024).
PUF. 128 p., EAN 9782130865131
L’homme dans la nature, selon douze pionniers/ères
Bien intéressant petit livre – douze portraits, que vient de publier aux « puf » Dominique Bourg, le philosophe de l’université de Lausanne très engagé pour la cause écologique.*
Des noms dont j’étais familiers, d’autres pas. Des contemporains de ma jeunesse passée, comme Rachel Carson, Ivan Illich, André Gorz, Jacques Ellul. Des grands anciens, John Muir et Aldo Leopold. Des esprits qu’on n’attendait pas forcément comme Simone Weil et Bertrand de Jouvenel. Hans Jonas. Certains dont je lisais les noms pour la première fois, l’Australienne Val Plumwood, Alexandre Grothendieck, l’ornithologue français Jean Dorst.
Dans l’introduction : « Aucun de ces combats n’est clos. Il est toujours impérieux de se battre pour la biodiversité, contre l’extractivisme, l’agrochimie et ses pesticides, contre une croissance tous azimuts. (Mais) il est une différence fondamentale entre leurs contextes et le nôtre: leurs pires craintes sont en cours de réalisation ». De manière frappante si on pense à la fin du mois de juin dernier chez nous, Bourg écrit « Je ne donnerais qu’un exemple, celui de divers évènements extrêmes exprimant le dérèglement climatique, celui de la chaleur humide, facteur de réduction de l’habitabilité de la Terre. »
Sur Rachel Carson et son fameux Printemps silencieux » de 1962: il s’ensuivit une polémique violente à l’initiative de l’industrie chimique et de ses lobbyistes, DuPont en tête. Autant de ‘marchands de doutes' » – marchands de doutes et de maladies qui fleurissent toujours. Carson a su souligner la « nécessaire refonte de nos relations à la nature. »
Jacques Ellul, critique de la civilisation technicienne « Il n’y a pas d’autonomie de l’homme – possible en face de l’autonomie de la technique ». Pensée hyper-actuelle si on pense aux défis lancés de manière aiguë par l’IA.
Alexandre Grothendieck (1928-2014), mathématicien allemand, titulaire de la médaille Fields, qui a vécu en France. Professeur invité au Collège du France en 1970, dont il sera exclu pour avoir voulu… débattre des conséquences de la recherche scientifique et parler d’écologie.
Critique ferme du scientisme: « Le scientisme s’est établi comme l’idéologie dominante et fournit la justification principale et des rationalisations multiples à la course insensée au soi-disant progrès, c’est une des forces motrices pour la religion de la production et de la croissance pour elles-mêmes ». « Cette course a conduit à la crise écologique actuelle et à une crise majeure de civilisation. Le scientisme, qui a été une force décisive pour engendrer ces deux crises, est totalement incapable de les surmonter ».
« Le scientisme est la seule religion qui ait poussé l’arrogance jusqu’à prétendre n’être basée sur aucun mythe quel qu’il soit, mais sur la raison seule »
A propos d’Ivan Illich, dont on rappelle les écrits formidables des années 1970 mettant de manière impressionnante le doigt sur les aspects de contre-productivité de ce que nous appelons progrès. Bourg : « la pensée d’Illich devrait nous parler plus encore que de son vivant. Il n’est rien de plus précieux que d’apprendre à désadhérer à la furie inepte du monde pour se maintenir intellectuellement et moralement debout » .
Bertrand de Jouvenel, penseur maudit de l’écologie selon Bourg à cause de sa sulfureuse proximité du fascisme au milieu du XXe siècle, a été un critique remarqué du PIB et de l’économie classique. Cette théorie, aveugle à la destructivité propre à nos activités, a produit une image tronquée de la réalité sociale comme de la réalité naturelle. Échappent en effet à ce calcul économique tant les services intersubjectifs non marchands que l’ensemble des biens naturels gratuits et des services écologiques sans lesquels la vie sur Terre n’est pas possible.
Aldo Leopold: « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique ».
Val Plumwood (1939-2008), est une philosophe et écoféministe, qui a vécu longuement dans le bush australien. Sa grande affaire est la critique du dualisme hérité de Descartes, ce mur séparateur entre les êtres humains et les autres êtres naturels. Il faut refuser l’idée mécaniste de la nature. « L’hyper-séparation des humains en tant qu’espèce et la réduction des non-humains à leur utilité pour les humains est dommageable pour les deux parties (…) Nous devons appréhender la vie humaine en termes écologiques tout en appréhendant la vie non-humaine en termes éthiques ».
Et la philosophe Simone Weil. « Au cours des derniers siècles, on a confusément senti la contradiction entre la science et l ‘humanisme, quoiqu’on n’ait jamais eu le courage intellectuel de la regarder en face ». « La situation où nous sommes est assez semblable à celle de voyageurs ignorants qui se trouveraient dans une automobile lancée à toute vitesse et sans conducteur à travers un paysage accidenté ». Image reprise par beaucoup depuis lors, nous ne savons pas où nous allons mais nous y allons très vite.
Lecture agréable et instructive, je recommande.
PS : pour mémoire et information et tout en l’actualisant, cet ouvrage n’est pas sans rappeler celui du Professeur Ivo RENS, notre ancien Secrétaire, dressant une série de portraits de personnalités ayant participé chacun, au fil du temps et à sa manière, à la construction d’une action politique fondée sur la pensée écologique et respectueuse du Vivant. N’hésitez donc pas à vous reporter aussi à l’ouvrage « Entretiens sur l’écologie », disponible sur le site de la Fondation (https://www.georg.ch/entretiens-sur-l-ecologie)
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Version pdf: Recension – Voix de la terre