Recension

LONGET, René (2022) : Les arbres – entre visible et invisible. ZÜRCHER, Ernst (2016). Ed. Actes Sud (2016), 288 p. ISBN 978-2-330-06594-2

 

Les Arbres, entre visible et invisible nous aide, à travers une approche holistique et systémique – la seule à même de pouvoir représenter la complexité et les interrelations constituant le réel, à mieux nous faire saisir la précieuse et menacée multifonctionnalité de l’arbre et de la forêt.

 

Faire converger les savoirs

Dans son ouvrage, l’auteur réussit une double performance. En termes de référentiel tout d’abord, il dépasse avec grande aisance et fluidité le clivage savamment entretenu entre savoir empirico-mystique des sociétés traditionnelles et savoir issu de la méthode scientifique à la base du monde moderne. Il joue avec grande dextérité sur ces deux claviers et démontre ainsi leurs convergences et complémentarités. Avec le mode artistique, bien représenté par les illustrations du livre, nous avons là trois manières de ressentir et de représenter le monde ; en les mettant ensemble, on retrouve à la fois l’unité du monde et notre unité d’êtres humains.

En termes thématiques ensuite. En effet Ernst Zürcher souligne d’une part la nature systémique de la forêt – communauté d’arbres faite de leurs synergies, riche biotope, producteur de nombreux services écosystémiques bénéfiques pour l’humanité, tels que la production de bois mais aussi – et ce n’est pas la moindre fonction –  de précieux sols organiques et de divers produits non ligneux, sa contribution – essentielle aussi – à la régulation du climat et au cycle de l’eau. Ce faisant, la forêt se révèle elle-même inscrite dans des systèmes plus larges.

Et d’autre part, il nous fournit une description de l’arbre comme un univers en soi, avec ses effluves réparateurs et stimulants, sa sérénité et sa majesté quelle que soit sa taille. A l’exemple de la circulation de l’eau dans les deux sens dans les circonvolutions de l’aubier, il relève à quel point la nature crée des formes archétypiques, comme la spirale, l’hélice, le vortex, qu’on retrouve à de nombreux étages du vivant comme du monde minéral. La photosynthèse est également bien plus complexe qu’il n’y paraît, et les divers éléments constitutifs de l’air et de l’eau y jouent un rôle central.

Il remarque enfin la justesse des intuitions des Anciens, comme le Grec Théophraste d’Erésos (372-287 av. J.-C.), qui ont décrit l’influence de la Lune non seulement en fonction de son cycle de 29 jours mais de son parcours à travers les divers signes zodiacaux.

Les influences subtiles existent, nous les avons rencontrées…

Ainsi peut-on établir les meilleurs moments pour semer des graines ou pour couper le bois ; ainsi « certains tavillonneurs abattent à des phases lunaires particulières, afin d’obtenir un matériau séchant rapidement après chaque pluie » (p. 121). Zürcher associe ici un phénomène connu de la physique, l’attraction de la Lune sur l’eau, et une représentation astrologique, celle des aspects de la Lune avec l’écliptique ou des planètes comme Mars ou Saturne, « les variations ‘lunaires’ étant les plus marquées durant la période d’octobre à février » (p. 128).

Plus fondamentalement, l’auteur nous fait comprendre l’importance symbolique de l’arbre comme lien entre la Terre et le Ciel, entre la racine plongeant profondément dans le sol, (jusqu’à 150 mètres pour le chêne !) et la cime regardant les étoiles et l’éclat du soleil. Pas étonnant que l’arbre de vie, et sa représentation comme axe du monde, soient des concepts répandus dans de nombreuses mythologies.

Et plus prosaïquement, il relève « dans le paysage, l’arbre introduit un élément de verticalité – une dimension manquant cruellement à tant de surfaces agricoles intensives ‘vidées’ de toute forme de nature sauvage » (p. 213). Quant à la forêt, elle occupe une grande place dans nos imaginaires, ce que traduisent contes et légendes de nombreux pays.

L’arbre meilleur ami de l’homme

Mais ne réduisons pas cet ouvrage très complet aux enjeux de perception ; l’auteur, professeur des Hautes écoles suisses et spécialiste reconnu du bois, y passe en revue les grandes qualités de cette matière noble entre toutes, alliant force et légèreté, porosité et solidité. Et de souligner les performances remarquables d’avions de chasse en… bois !  « Le bois permet aujourd’hui de bâtir selon les technologies les plus modernes, pouvant aller jusqu’à rendre superflu le chauffage conventionnel (au mazout, au gaz ou électrique). Construire en bois stocke de plus la masse correspondante de carbone en délestant l’atmosphère d’une part de l’effet de serre pour la durée de vie de la maison  (…)» (p. 176).

L’auteur détaille également les produits non ligneux de la forêt : plantes médicinales, baies, écorces, miel, résine, animaux chassables … récoltés depuis la nuit des temps au sein des forêts.

En termes fonctionnels, avec l’arbre, « nous avons (…) affaire  à un système qui absorbe de l’énergie solaire, chaque jour renouvelée, et la transforme en énergie chimique utilisable. Ceci correspond (…) à l’’archétype’ d’un modèle de fonctionnement réellement durable et à bilan positif » (p. 181). Regroupés, les arbres forment un biotope à fonctionnalités multiples, qui est à son optimum avec « une gestion mixte et étagée de la forêt » (p. 176).

Car tout l’art de la bonne gestion forestière est de récolter ses produits, dont bien sûr le bois, tout en soutenant ses fonctions écosystémiques. Alors que « les forêts naturelles mixtes se développent sans apport d’intrants externes – que ce soit des engrais de synthèse ou des biocides – et allient vitalité et productivité tout en enrichissant progressivement leurs propres sols » (p. 172), les coupes rases, suivies de plantations de monocultures, en réduisent fortement la qualité ; ces alignements monotones ne sont que des simulacres de forêt. On le voit par exemple avec la forêt des Landes, vaste monoculture de pins maritimes plantés voici 150 ans en lieu et place d’une plaine humide rurale (dont le fameux berger sur échasses reste l’image emblématique), d’autant plus victime des flammes que le contexte climatique est en forte et rapide évolution.

La clé du succès : une gestion durable de la forêt

La clé du maintien des fonctionnalités de la forêt est « le principe de la sylviculture durable proche de la nature et selon le ‘rendement soutenu’ (…) <qui> consiste (…) à activer le capital et récolter l’intérêt » (p 175). L’auteur relève « que le principe de durabilité est l’œuvre de la foresterie d’Europe centrale. Ce critère fut défini pour la première fois par l’Allemand (…) Hans Carl von Carlowitz dans son traité Sylvicultura oeconomica (1713) » (p. 175). Ce standard est plutôt bien appliqué en Suisse, mais reste très loin d’être généralisé dans le monde.

Ernst Zürcher plaide aussi pour « la réintroduction du cheval de trait » (p. 206) pour les travaux qui s’y prêtent en agriculture, exploitation forestière et maraîchage, « en combinaison avec du matériel moderne spécialement développé à cet effet. On estime devoir consacrer environ 15% de la surface agricole à l’alimentation des chevaux. Les tracteurs (…) si on voulait les ‘alimenter’ au biodiesel, nécessiteraient, pour un travail équivalent, une part de la surface agricole s’élevant à 50% » (p. 223).

Quant à l’agroforesterie, l’auteur rappelle que « les jardins-forêts traditionnels (…) d’Océanie, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique constituent de magnifiques exemples » (p. 216) d’associations arbres-production agricole. L’agroforesterie mérite d’être redécouverte aussi sous nos latitudes, sachant notamment que pour les agriculteurs « les arbres et arbustes peuvent (…) devenir de précieux alliés (…) en effet leur profondeur d’enracinement bien supérieure à celle des herbacées, même pérennes, donne accès à des ressources hydriques hors de portée du reste de la végétation » (p. 184) – belle illustration de coopération et non de concurrence.

Pour une synergie homme-nature

Enfin Ernst Zürcher relève « que certaines formes de gestion active de la nature par l’homme  – à but de production – ont eu (…) l’effet paradoxal non de l’appauvrir, mais d’en augmenter la biodiversité » (p 216). Il évoque « le fait que le point culminant de la diversité ornithologique allait de pair avec le paysage bocager ouvert extensif de l’ère préindustrielle -dans lequel de nombreuses espèces (…) avaient pu trouver des niches écologiques – et ne dépendait pas du stade bien antérieur des forêts climaciques relativement fermées qui couvraient l’Europe avant le début des défrichements ».

Et il conclut : « En ce sens, le dualisme ‘écologie-économie’ ou ‘nature-culture’, ou encore ‘réserves naturelles intégrales (dont l’homme serait censé être banni)-zones agro-industrielles intensives’ doit être remis en question et dépassé ».

Malheureusement, pendant qu’on se plonge avec bonheur dans cet excellent et stimulant ouvrage, la déforestation continue de plus belle en particulier sous les Tropiques. Quelle tristesse et quel manque à la fois de respect et de sagesse que de porter ainsi atteinte à ce qui n’apporte que des bienfaits à l’humanité (et aux autres espèces de notre Terre) : l’arbre et la forêt. Mais le livre se clôt sur des messages concrets d’espoir, avec des exemples de replantation d’arbres dans des régions si arides (en particulier le Sahel) qu’on n’y croyait plus. En quelques années, ces arbres sont devenus forêts, les puits renaissent, les rivières retrouvent leur eau – offerte par l’arbre aux plantes, aux animaux et aux humains.

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