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ROCHET-BIELLE, Florian (2023) : Croire à la poésie des fauves, de la trace animale au moule sociétal
Florian Rochet-Bielle, Auteur, journaliste, réalisateur du documentaire audio « Des histoires de vrais lynx », florian@rochetbielle.net

Mots clés : Mammifères, écologie humaine, ethnographie, nature, culture

L’ouvrage de Nastassja Martin « Croire aux fauves »[1] raconte la rencontre percutante que l’auteure a vécue dans les montagnes du Kamtchatka avec un ours qui lui a mordu le visage et comment, à partir du surgissement de ce drame d’entre-deux êtres, son esprit s’est mêlé à celui du plantigrade, entrecroisant dans son livre subjectivité et regard objectif de l’anthropologue.

Étant pour ma part originaire des Pyrénées où l’ours a un statut très particulier dans les sillons de cette marche géologique, ayant par ailleurs cherché le plantigrade au cours de différents voyages en divers pays européens, les considérations et ruminations de Nastassja Martin sur celui que l’on appelle « lo mossu »[2] m’ont fait signe, parfois dans des échos très inattendus avec ma vie prosaïque, bien loin de mes recherches naturalistes et des contextes forestiers. Ainsi j’ai tâté de la pensée sauvage[3], reconnaissant qu’un dialogue profond et inconscient entre auteur, sujet et lecteur peut se jouer. Dès lors la tentation pourrait être grande de s’abandonner à la logique de la pensée magique (superstition, ésotérisme) pour trouver des éléments de liaison entre tous ces signes. Il faut plutôt, dans une démarche scientifique, attentive aux phénomènes de la pensée humaine dialoguant en permanence avec les phénomènes extérieurs (écologie humaine) s’en tenir aux formes, aux moules dans lesquels on est pris parfois jusqu’à l’aspiration.

Symbiose et symbolicité
Tout ne va pas de soi ! Pour reprendre le psychanalyste Jacques Lacan, entre mammifères : « Ce qui fait le fond de la vie en effet, c’est que pour tous ce qu’il en est des rapports des hommes et des femmes, ce que l’on appelle collectivité [et nous pourrions prolonger jusqu’aux rapports entre les cultures humaines et les formes sauvages, à ce que l’on appelle écologie et biosphère, ndla], ça ne va pas. Ça ne va pas et tout le monde en parle, et une grande partie de notre activité se passe à le dire. Il n’empêche qu’il n’y a rien de sérieux si ce n’est ce qui s’ordonne d’une autre façon comme discours. Jusques et y compris ceci, que ce rapport […] en tant qu’il ne va pas, il va quand même grâce à un certain nombre de conventions, d’interdits, d’inhibitions [et de poésie, ndla], qui sont l’effet du langage et ne sont à prendre que de cette étoffe et de ce registre. »[4] C’est ce que le géographe Augustin Berque appelle la « co-suscitation » dans « La poétique de la Terre », à savoir : « Confier aux choses le soin de dire ce qu’on éprouve […]. Il s’agit d’ouvrir son cœur aux phénomènes de la nature, qui dès lors pourront l’exprimer : le crépuscule sera la solitude, les feuilles mortes seront la décrépitude, etc. »[5] Voilà ! La poésie, c’est ce qui nous met en forme. C’est la trace d’une présence invisible, le moule qui donne consistance à un présent-absent et parce qu’il y a absence automatiquement il y a imaginaire, projections, fantasmes, représentations ; par exemple : la trace d’un lynx ou d’un cerf dans la neige. Félins et cervidés ne font pas de poésie mais l’homme ou la femme qui tomberait dessus, qu’il soit naturaliste, promeneur, chasseur, pour lui, pour elle, cette simple empreinte est en soit un phénomène poétique. Ce creux, ce vide, de sept ou huit centimètres de long, est un signe, il suggère que l’animal est par là, qu’il rode, qu’il hante les lieux. On touche là à ce que l’anthropologue Eduardo Kohn appelle une anthropologie au-delà de l’humain : « La vie et la pensée ne sont pas des sortes distinctes de choses. Les sois sont des signes. Les vies sont des pensées. La sémiose [l’ensemble des signes, ndla] est vivante. Et le monde, de ce fait, est animé. […] La vie est intrinsèquement sémiotique [pleine de signes, ndla], a partie liée avec l’absence. […] Toute vie, ainsi comporte en vertu de ses absences constitutives les traces de ce qui est venu avant elle – la trace de ce qu’elle n’est pas. »[6]

Poésie de la mégafaune
La grande faune, ces mammifères sauvages sont donc porteurs malgré eux d’une poésie spécifique au point de réception qu’est la pensée humaine. Avant de lire la suite, nous renvoyons dès à présent les lecteurs à sonder dans leur esprit ce que leur évoque les genres animaux suivants qui peuplent notre continent : baleine, ours, loup, lynx, élan, bison.

Pour exhumer cet inconscient, plus ou moins conscient, nous aurons recours à deux grands écrivains-voyageurs qui ont sublimé notre regard posé sur la grande faune. Bruce Chatwin, dans une « Anatomie de l’errance » : « L’unité fondamentale de la sociabilité humaine n’était pas la bande de chasseurs, mais le groupe uni pour se défendre contre les monstruosités zoologiques avec lesquelles nous partagions la savane – car cela seul permet d’expliquer pourquoi les enfants, dans leurs cauchemars, sont des paléo-zoologistes experts – et pourquoi le premier objet de nos haines est toujours une bête ou un homme bestialisé, et, enfin que cette vie archaïque, en dépit de tous ces dangers, était l’âge d’or dont nous gardons instinctivement un souvenir nostalgique et auquel nous aimerions mentalement retourner. »[7]

Et François-René de Chateaubriand dans « Les Natchez » : « Nous arrivâmes à une contrée où le soleil ne se couchait plus. Pâle et élargi, cet astre tournait tristement autour d’un ciel glacé ; de rares animaux erraient sur des montagnes inconnues […] il est quelquefois un charme à ces régions désolées. […] Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène éclairée comme à la fois par les feux du couchant et par la lumière de l’aurore, brillait des plus tendres et des plus riches couleurs : on ne savait si on assistait à la création ou à la fin du monde. »[8] Ces textes illustrent, deux parfums qui se dégagent des grands mammifères : premièrement, ils nous renvoient aux temps préhistoriques, aux terres vierges, indomptées (celles du grand Nord notamment et cela est dû à la règle de Bergmann[9]), au paradis perdu et deuxièmement à la démesure, au surgissement. Aller voir un ours, un loup ou un lynx c’est jouer à se faire peur, à bousculer notre esprit, pour donner de la consistance à notre vie, tester nos limites pour faire peau neuve. Ces animaux dans l’esprit humain gardent des vertus initiatiques[10]. Ce phénomène de la psyché en relation avec son environnement a été nommé par le philosophe Robert Harrison « écologie de la finitude », la volonté inconsciente d’aller aux frontières de la civilisation pour tester l’opacité du dehors et du dedans, de surcroît dans un monde hyper-artificialisé où l’on se demande encore ce que c’est d’être animal[11], ce que c’est d’être sauvage, « les forêts tracent la marge provinciale, littéraire et imaginaire, de la civilisation occidentale. Qu’on appelle disparition de la nature, disparition de la diversité des espèces, derrière l’inquiétude des écologistes se cache la peur enfouie de la disparition des frontières, sans lesquelles l’habitat de l’homme perd son fondement. »[12] Les protecteurs de la nature qui ont la volonté de défendre les mammifères sauvages s’évertuant à démonter les représentations qui touchent à ces animaux, à sermonner les formes de la pensée rurale que la faune indomestiquée rebute, à professer que ours, loups, lynx n’ont rien de dangereux, perdent ainsi à petit feu et sans s’en apercevoir le fil symbolique et la principale valeur que ces espèces représentent pour eux, à savoir des vecteurs de transcendance, d’exotisme et de surprise. Le discours de la protection de la nature de nos jours scie la branche sur laquelle elle est assise en participant au désenchantement du monde. Clamer au retour de la grande faune pour refonder un ordre écologique, écosystémique, c’est tomber dans les travers de l’utilitarisme, un raisonnement au mieux fragile, au pire assez dangereux pour l’Homo sapiens sapiens moderne qui cherche encore sa place dans l’harmonie de la Terre.

Poésie de nos campagnes
Dès lors il convient d’adopter une démarche ethnographique, faire le tour des planètes comme le Petit Prince[13]. Comme l’écrit Élisabeth Halna-Klein, sur les traces du lynx et citant l’ethnographe Marlène Albert-Llorca : « Et si le lynx conduisait à penser ? Il ne s’agit pas ici de faire la part du vrai et de l’erreur dans les traditions relatées : aux savoirs naturalistes sur le lynx se mêlent des traits qui le qualifient symboliquement. Et si nous arrivons à montrer que l’environnement naturel est saisi comme une pièce du cosmos qui exige un partage du bien et du mal, du licite et de l’interdit, du sacré et du profane, nous pourrons espérer définir avec plus d’exactitude la portée exacte de ces récits »[14] En 2018, prospectant dans la Dombes à la recherche de ce que l’on dit sur les reptiles, alors qu’il m’était confié une nouvelle fois l’existence de lâchers de vipères par hélicoptères[15] et que je demandais la raison de cette pratique, il m’a été répondu la chose suivante : « c’est pour l’oxygène !ces serpents auraient la vertu de purifier l’air, c’étaient des écolo.s qui faisaient ça, ils sont imprudents ! ». Explication très étonnante et qui pourtant fait écho à une légende des campagnes germaniques, collectée au XIXe siècle par le folkloriste allemand Oskar Dähnhardt, rapportée par Marlène Albert-Llorca : « Avant, il n’y avait pas de serpents, et les hommes pouvaient aller sans danger dans les forêts. Mais c’était encore pire : la terre était pleine de venin et il n’y avait aucun animal pour le sucer. Quand le soleil était couché, le venin sortait de terre sous forme d’épines pointues. Et quand quelqu’un marchait dessus, il mourrait. De ce venin de la terre beaucoup sont morts. Enfin, le Père céleste décida de créer des animaux qui sucent le venin de la terre. Dieu créa les serpents. Mais les serpents devinrent si méchants à cause du venin qu’eux aussi empoisonnèrent les hommes par leurs morsures. Cependant, les hommes meurent beaucoup moins aujourd’hui à cause des serpents qu’ils ne mourraient autrefois à cause des épines venimeuses. »[16] Beaucoup de procès d’intention sont faits aux pensées rurales et quand nous pensons que des légendes et rumeurs n’ont pour fonction que de donner prétexte à la destruction de la faune, il est nécessaire de dérouler jusqu’à leur terme ces histoires. Qu’elles soient la trace persistante de mythes très anciens (indo-européens, celtes, romains ou chrétiens) ou de pensées sauvages[17] ces histoires ne sont pas forcément – ce serait un comble – contre les formes sauvages ; elles sont en soi des données scientifiques, une science du concret[18]. Nul besoin d’aller au fin fond de l’Amazonie ou d’aller à la rencontre de chamans en Sibérie pour déceler des soubresauts de pensées magiques/concrètes et des rapports particuliers avec la forêt.

Subjectivé des protecteurs de la nature
Le domaine de la protection de la nature n’est pas dénué non plus de pensée sauvage car l’objectivité ne se mesure guère au diamètre des lentilles de jumelles, à la longueur d’une focale d’appareil photo ou encore au grossissement d’une loupe binoculaire, tout est question de forme encore une fois. Lors des entretiens menés en 2021 dans le Haut-Jura et Haut-Doubs pour la réalisation du documentaire audio « Des histoires de vrais lynx »[19] plusieurs personnes questionnées, parmi les naturalistes, ont fait spontanément le rapprochement entre lynx et brouillard, météo idéale parait-il pour voir l’animal[20]. Hors c’était sans savoir que dans les tribus amérindiennes Salish et Sahaptin s’échangeaient à la fin du XIXe et au début du XXe siècle des mythes qui font du lynx le maître du brouillard[21]. Car comme le suggère Claude Lévi-Strauss dans « Histoire de lynx » : « L’esprit relativement affranchi des contraintes externes, comme c’est le cas quand il élabore les mythes, s’abandonne à un automatisme qui, un motif initial lui étant donné, et d’où qu’il vienne, en effectue à la file toutes les transformations. Il suffit d’un même germe ici et là pour qu’en sortent des contenus mythiques peut-être très différents quand on les regarde en surface, mais entre la structure desquels l’analyse révèle des invariants. »[22]

Il y a donc ces formes surgissantes (ici animales) devant lesquelles des humains faits du même « humus » feront des projections invariantes peu importe l’endroit où ils se trouvent sur cette terre et il y a des formes englobantes, des moules (paysage, société, culture, civilisation, paradigme scientifique) qui nous poussent à penser en rond et à répéter en toute bordure jusqu’aux parfaites épousailles une même subjectivité à laquelle pourtant l’on pense échapper soit par une recherche que l’on pense la plus cartésienne possible soit par un désir de transgression. Ce que remarque Edouardo Kohn dans une anthropologie au-delà de l’humain en Amazonie depuis son point de départ, un village Runa, est valable dans nos villes modernes : « L’économie du boom du caoutchouc a pu persister et croître car elle réunissait une série de formes qui se recoupent partiellement – comme, par exemple, les chaînes de prédation, les configurations spatiales des plantes et des animaux ou les réseaux hydrographiques – en reliant les similarités qu’elles partagent [souligné par l’auteur, voie diplomatique entre mammifères, ndla]. Le résultat fut que toutes ces régularités élémentaires finirent par s’insérer dans une forme englobante – une structure politico-économique exploitatrice par l’emprise de laquelle il était très difficile d’échapper. Cette forme a créé les conditions de possibilité des relations politiques qui en ont émergé. Les chamanes, ces experts dans l’art d’adopter le point de vue dominant au sein d’un système perspectiviste multinaturel de prédation cosmique, l’ont mise à profit pour gagner du pouvoir. […] Plus encore, le chamanisme amazonien ne peut être compris en dehors de la hiérarchie coloniale qui l’a partiellement créé et auquel il répond. Pourtant le chamanisme n’est pas qu’un produit de colonisation. Le chamanisme et l’extraction coloniale sont tous deux pris, contraints par et obligés de mettre à profit une forme partagée qui les dépasse en partie. »[23]

La post-modernité que nous vivons partage les traits caractéristiques d’un rituel annuel que nous connaissons bien, même si le sens premier nous échappe de plus en plus : le carnaval. Notre époque est carnavalesque en ce sens qu’elle a pris l’habitude d’exalter le divers, le désordre et les jeux de rôle. Cette forme subjective étend sa toile à tous les milieux et l’écologie n’en est pas indemne, on en voit l’empreinte dans la moindre idée qui constelle la sauvegarde de la nature. Songeons par exemple à la bonhommie du mot même de « biodiversité » qui fait écho à l’éparpillement de notre temps, que l’on peut aussi observer comme un relent de la société de consommation, comme un succédané des notions survalorisées de productivité, de rentabilité ou créativité perpétuelle dans les domaines industriel[24] et entrepreneurial. La biodiversité, pensée comme une gestion du paysage en patchwork a aussi des liens avec l’art abstrait qui participe à notre regard sur le monde. On parle aussi de patrimoine naturel, résultat d’un paradigme économique basé sur la propriété privée, sur le capital que l’on se doit de faire fructifier pour le céder plus riche aux générations futures. Autre exemple, le bocage que l’on imagine être l’archétype du paysage bucolique de campagne, le bon équilibre, la belle harmonie entre forêt et agriculture (pourvoyeur d’une plus grande biodiversité) est une invention moderne, apparue dès la fin du Moyen-âge, dans les pays de marche (frontières) afin de pousser les paysans et métayers à intensifier les rendements de la terre par le jeu de la concurrence. Là où avant il y avait des terres communes, de vastes landes exploitées par l’ensemble de la communauté paysanne et où souvent elle pouvait glaner des ressources naturelles, après des guerres (notamment la guerre de Cent-ans) qui ont appauvri de petits seigneurs, il a été décidé de découper l’espace en de petites unités agricoles séparées de haies[25]. Nous pouvons aussi évoquer la répartition archétypale de la grande faune (Ours dans les Pyrénées, Loup dans les Alpes et Lynx dans les Vosges et le Jura, aussi la Loutre dans le Massif Central) en France jusqu’au début de notre siècle, fruit de l’organisation républicaine du territoire, d’un certain jacobinisme, en se souvenant que la Révolution française qui, dans les premières heures de l’Assemblée, fixe par la Convention nationale les spécialités de chaque région et aucune ne doit être identique[26]. Enfin, la dévalorisation même de mots tels que « nature », « animal », « sauvage », par les milieux universitaires et qui irradie jusque dans les milieux naturalistes parce qu’ils ne seraient que des pensifs de construction moderne comme l’a montré l’anthropologue Philippe Descola[27] est encore plus révélateur d’une philosophie post-moderne ou du moins de fin de modernité, nihiliste (« Par-delà le bien et le mal » de Nietzsche transformé en « Par-delà nature et culture » de P. Descola), existentialiste et orientaliste (cf. les concepts d’atman, de samsara et khali yuga des spiritualités hindous et bouddhistes que de nombreux explorateurs et écrivains voyageurs ont rapporté du continent asiatique et qui ont été digérés par la culture pop de la fin du siècle dernier), des philosophies impropres à notre vieux fond culturel européen mais qui permettent à la société néo-libérale de progresser ; une contre-culture contre nature. Lorsque P. Descola dit, malgré tout le travail émérite qu’il a réalisé de récapitulation de notre rapport à notre environnement suivant le fil de notre histoire civilisationnelle : « la nature est juste une chaîne d’espèces mais pas un grand tout. » [28] on entrevoit là une vision mécaniste de notre milieu ambiant, la nature ne tient plus dès lors qu’à un fil. Aussi préférer employer la dialectique humain/non humain plutôt que humain/animal ou culture/nature par soucis d’objectivité scientifique ne résout aucune subjectivité inhérente aux termes employés car comme l’avait déjà noté Claude Lévi-Strauss en 1991 dans « Histoire de lynx » : « le fait de l’opposition compte bien plus que la forme particulière qu’elle revêt ici ou là. Au cours d’une transformation mythique il arrive constamment qu’une opposition dégénère. […] D’une opposition initiale entre humain et non humain on passera par transformation à celle entre humain et animal, puis à une autre, encore plus faible, entre des degrés inégaux d’humanité (ou d’animalité). Cette dernière opposition sera le cas échéant connotée par des termes hétérogènes aux précédents : peut-être ceux de gros et de petit mangeur dans une société qui fait de la tempérance une vertu… et pourtant c’est toujours de la même opposition qu’il s’agit. »[29] Tout cette structure politico-économique, artistico-philosophique, historico-scientifique est ce que le géographe mésologue Augustin Berque a appelé notre Topos Ontologique Moderne[30], le moule poétique dans lequel nous sommes pris.

Défendre le réel
Reste à nous poser la question, est-ce que la dissolution des sens (fin de l’histoire) et les philosophies de l’éparpillement ont pour but de faire imploser le réel, le vider de sa contenance pour laisser place à un monde spéculatif, hors-sol et malléable ou est-ce seulement une étape transitoire de plus ou moins courte durée dans notre Histoire qui aura pour fonction de réactiver l’ordre du monde ? Conscients de nos paradigmes (perdus[31] ou d’avenir) et imaginaires respectifs, une solution pour être diplomates entre mammifères comme nous y invite à réfléchir ce colloque serait que les naturalistes ne perdent pas de vue leur vocation première à savoir défendre la nature, le réel[32] et le concret comme s’y était attaché à le faire le mouvement littéraire homonyme au XIXe siècle. Car il y a grand risque aujourd’hui que le virtuel, l’artificiel emporte le monde totalement et cela passe notamment par une survalorisation de l’imaginaire et de la poésie[33]. « Imaginer, c’est [simplement, ndla] hausser le réel d’un ton »[34], ce mode de pensée ne peut être une fin en soi, il ne peut vivre indépendamment du réel si ce n’est sur un mode pathologique, schizophrénique. Pour adopter des voies diplomatiques, on peut s’appuyer sur les artistes, l’art a pour définition première l’articulation de formes spontanément étrangères l’une à l’autre ; par l’art il est possible de révéler et d’articuler des représentations contraires, éloignées et par la poésie de souligner le réel[35]. D’autre part, pour défendre le réel, les protecteurs de la nature peuvent s’appuyer sur les agriculteurs, paysans qui ont les mains dans la terre et les chasseurs qui ont les mains dans la chair. Être diplomate entre mammifères c’est déjà l’être entre mammifères humains, si l’on n’est pas fidèle à son espèce comment pourrions-nous nous entendre avec d’autres, si ce n’est par facilité s’accommodant du mutisme qui nous sépare des « non-humains ». Dans le conflit, par exemple, qui oppose agriculteurs et protecteurs de la nature au sujet des grands carnivores en zones de montagne, pourquoi les protecteurs de la nature ne s’allieraient pas aux agriculteurs-éleveurs pour défendre la production française ovine contre l’importation de viande venue de Nouvelle-Zélande ? Défendre un prix juste, une agriculture locale et une consommation écologiquement plus responsable c’est ce que demandent chacune des parties et les animaux sauvages ne sont en attendant que des boucs-émissaires bien commodes[36]. Si les protecteurs de la nature faisaient ce cadeau-là[37] aux éleveurs de défendre l’avenir de leur profession, les aider à pouvoir vivre dignement de leur production sans aides financières extérieures et pour le bon équilibre écologique de notre planète, alors on peut légitimement se demander s’il y aurait toujours un loup entre eux ; il est peut-être temps de sortir des logiques larvaires d’entre soi[38].

[1] Martin N., 2019. Croire aux fauves. Gallimard, Collection Verticales, Paris.

[2] Terme béarnais qualificatif pour l’ours qui se traduit par le monsieur (sous-entendu frère sauvage).

[3] Lévi-Strauss C, 1962. La pensée sauvage. Plon, La Flèche.

[4] Lacan J., 1975. Séminaire XX, Encore. Le Seuil, Paris, 44p.

[5] Berque. A., 2014. Poétique de la Terre. Belin, Domont, 104p.

[6] Kohn E., 2017. Comment pensent les forêts. Zones sensibles, 142 p., 276-277p.

[7] Chatwin B., 2006. Anatomie de l’errance. Le livre de poche. Paris, 238p.

[8] Chateaubriand, F.R., 2003. Atala, René, Les Natchez. Le livre de poche. La Flèche, 192p.

[9] Carl Bergmann avait décrit la règle stipulant que les animaux à sang chaud tendent à être plus grands dans les milieux froids que leurs congénères dans les milieux chauds, les plus grands animaux ayant un rapport entre surface et volume du corps plus petit, si bien qu’ils irradient moins de chaleur corporelle.

[10] A ce sujet lire les travaux de l’anthropologue Véronique Campion-Vincent sur le retour du lynx en France et son ouvrage « Des fauves dans nos campagnes : légendes, rumeurs et apparitions », 1992, Imago Ed.

[11] Hainard R., 1972. Expansion et nature. Le courrier du livre. 94p.

[12] Harrison R., 1992. Forêts, essai sur l’imaginaire occidental. Flammarion. Paris, 346-347p.

[13] Saint-Exupéry A., 1943. Le Petit Prince.

[14] Halna-Klein E., 1995. Sur les traces du lynx in Médiévales n°28. 127p. Citant Albert-Llorca M., 1991. L’ordre des choses, les récits d’origine des animaux et des plantes en Europe . CTHS, Paris, 132p.

[15] Campion-Vincent V., 1990. Histoires de lâchers de vipères: Une légende française contemporaine in Ethnologie française nouvelle serie, T. 20, No. 2, Figures animales, 143-155p.

[16] Albert-Llorca M., 1991. L’ordre des choses, Op. Cit., 221p.

[17] Lévi-Strauss C. La pensée sauvage. Op. Cit. « la pensée sauvage et non la pensée des sauvages, la pensée à l’état sauvage (comme dans les moments de rêves, d’imaginaire, des bricolages de sens) qui est présente dans tout homme – contemporain ou ancien, proche ou lointain – tant qu’elle n’a pas été cultivée et domestiquée à des fins de rendements. »

[18] Ibid. 11-49p.

[19] Rochet-Bielle F., 2022. Des histoires de vrais lynx, épisode 2 : un fantôme maitre du brouillard (podcast). https://audioblog.arteradio.com/blog/182646/podcast/182649/des-histoires-de-vrais-lynx-episode-2-un-fantomemaitre-du-brouillard.

[20] Rapprochement confirmé par les collectes de Louise Monin du Laboratoire d’ethnologie et de sociologie comparative de l’Université Paris Nanterre, thèse Perceptions des interactions entre humains, lynx boréal et faune sauvage et domestique par les habitants du massif jurassien, sous la direction de Eric Garine.

[21] Boas F. collected by Alexander Teit J.A. , Livingston Farrand, K. Gould M., Herbert J. Spinden , 1917. Wildcat (17) in Folktales Of Salishan And Sahaptin Tribes. Memoires of the americans folk-lore society, Volume XI. New-York, 195-196p.

[22] Lévi-Strauss C., 1991. Histoire de lynx. Plon, Paris. 112p.

[23] Kohn E., 2017. Comment pensent les forêts, Op. Cit. 221p.

[24] Problème déjà soulevé par Génot J.C., 2008. La nature malade de la gestion. Sang de la Terre.

[25] Glomot B., 2011/2. Bocage et métairies en Haute-Marche au XVe siècle, aux origines du système d’élevage en prés clos in Histoires et sociétés rurales (vol. 36), 41-74p.

[26] Convention du 21 septembre 1792 au 26 octobre 1795, histoire rapportée par les historiens culinaires et du thermalisme pyrénéen Antonin Nicol, Henri Combret et Marie-Luce Cazamayou. J’ai pu constater lors des Assises nationales de la Biodiversité à Pau en 2011 que cette représentation de la protection de la nature dans les provinces étaient toujours agissante à Paris, puisque le chargé de mission biodiversité auprès de la Ministre de l’Ecologie et du développement durable d’alors, Jacques Trouvillez, me rapporta que chaque région devait avoir sa spécificité paysagère : forêts de hêtre pour les Pyrénées, forêts de conifères à l’est, steppes sur le pourtour méditerranéen, zones humide, étangs au Centre.

[27] Descola P., 2017. Par-delà nature et culture. Folio essai, Trebaseleghe.

[28] Penser l’écologie et les images du monde avec Philippe Descola in La terre au carré, Radio France Inter 27 sept.2021.

[29] Lévi-Strauss C., 1991. Histoire de lynx. Op. Cit., 250-251 p.

[30] Berque A., 2014. Poétique de la terre. Op. Cit.

[31] Cf. Morin E., 1973. Le paradigme perdu : la nature humaine. Seuil éd, Paris et Hainard R., 2006. Et la Nature ? Hesse éd. Paris.

[32] Le réel n’est pas une chose mouvante comme il a pu être dit en introduction de ce colloque, certes il a plusieurs faces, mais le réel se caractérise avant tout par sa « fidélité », comme le rapporte Ferry J.M., 9 novembre 2019. Qu’est-ce que le réel ? Science en question, Radio France Culture. Il est assez choquant à ce sujet de voir des associations de protection de la nature proposer des explorations forestières en réalité virtuelle ou des vidéos en direct de nids, terriers, reproduites de façon régulières ces propositions déportent les nouvelles générations du terrain.

[33] Voir notamment Maffesoli Michel, 2013. Imaginaire et postmodernité. Manucius, Paris.

[34] Bachelard G., 1992. L’air et les songes. Le livre de Poche, Paris.

[35] Rey A., Lassaâd M., 2014. Le voyage des formes, l’art, matière et magie. Guy Trédaniel éditeur, Paris.

[36] Saliou F., 2019. L’ours brun, victime émissaire des usagers de la montagne pyrénéenne in la Revue forestière française LXXI 4-5 2019. Agro Paris Tech, 437-447p.

[37] Lire Mauss M., 2012. Essai sur le don. P.U.F, Paris.

[38] Et faire mentir Claude Lévi-Strauss quand il confiait dans un entretien télévisé en 1960 : « J’imagine que l’humanité n’est pas entièrement différente des vers de farine qui se développent à l’intérieur d’un sac et qui commencent à s’empoisonner par leurs propres toxines bien avant que la nourriture ou même l’espace physique ne leur manque. Nous sommes habitués par toutes nos traditions intellectuelles à une échelle de rapports entre l’humanité et la planète qui est en train de se transformer de manière radicale et je ne suis pas du tout persuadé que nous soyons moralement, psychologiquement, peut-être même physiquement équipés pour y résister. »

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