Recension

MARTIN, Jean (2022) : Manières d’être vivant. MORIZOT, Baptiste (2020). Ed. Actes Sud, 336 p. ISBN 2330129734

 

Baptiste Morizot enseigne la philosophie à l’Université d’Aix-Marseille mais c’est un philosophe particulier, également éthologue, coureur des bois et des montagnes, en accompagnant notamment des équipes qui, par des moyens de vision nocturne, suivent de près la vie des loups. Ailleurs (Sur la piste animale, 2018), il a décrit ses expériences de pistage du grizzly à Yellowstone et de la panthère des neiges au Kirghizistan – pistage vu comme la sensibilité aux signes laissés par d’autres formes de vie (noter aux pages 55 à 62 une discussion du hurlement du loup).

L’ouvrage

Prenant acte des enjeux écologiques systémiques, l’auteur aimerait remédier à la « crise de la sensibilité », à l’appauvrissement de ce que l’homme voit, sent et comprend de son environnement. Citant E.O. Wilson : « La vérité, c’est que nous n’avons jamais compris le monde ; nous croyons juste exercer un contrôle. » Un fil rouge du livre est la remise en cause engagée de la dualité Homme-Nature dans les anthropo-philosophies occidentales majoritaires (Descartes et les autres… mais Morizot rompt une lance pour Spinoza). Doctrines qui nous influencent/dominent tellement et mènent, c’est de plus en plus évident, dans des voies sans issue. C’est pourquoi le maître-mot est le « Vivant », nous avec les autres. Son plaidoyer, sa démonstration en fait : l’homme doit apprendre à se détacher de la pensée narcissique de supériorité spirituelle et technique qui le rend aveugle et sourd, pour aller vers une « approche inséparée du vivant ». Une approche nouvelle nécessaire de nos rapports avec le Vivant

Parfois quelque lyrisme : « Nous avons tous un corps épais de temps ; au cours de millions d’années se sont sédimentées, chez des formes de vie très éloignées sur l’arbre du vivant, des dispositions et des tonalités qui se ressemblent. Des manières partagées d’être vivant. »

ll a dans la foulée des propos catégoriques sur le réexamen indispensable, en fait la réorientation urgente, des règles et moyens du libéralisme si souvent hors sol (guère besoin ici d’élaborer sur les excès de ce dernier). « La conjoncture nous force à penser autrement pour faire de la place aux autres vivants et ne pas courir le risque, en contexte de crise systémique (climatique, migratoire, sanitaire, alimentaire) qu’ils disparaissent complètement des priorités. Nous allons tous [devoir] entrer dans une ‘écologie de subsistance’ » (page 303). Le dépôt légal du livre est daté de février 2020, l’auteur a-t-il pu tenir compte de la pandémie qui déboulait, qui rend d’autant plus aiguë la question ?

Pour une vie en commun raisonnable, satisfaisante pour toutes les parties (humains et animaux sauvages comme domestiques), mettre en œuvre des mécanismes de « diplomatie interspécifique des interdépendances », que Morizot discute en détail. Pour inventer les modalités d’une « cosmopolitesse » !  Cette diplomatie constitue à la fois une forme d’attention et un mode de résolution des conflits entre vivants, fondée sur la possibilité de communiquer ; allant ainsi contre l’idée que le seul rapport possible est de force. Travail d’intermédiaire qui a pour effet de brouiller les positions arrêtées ; il ne s’agit pas de défendre un camp contre un autre. Le diplomate se met au service de la relation elle-même, de la manière dont les usages humains d’un territoire peuvent être combinés, tissés, avec des usages non-humains.

« Manières d’être vivant » nous appelle à un décentrement. Il est bon de se voir interpelé, déstabilisé – mais aussi convaincu dans une bonne mesure – quand sont ainsi mises en cause des notions auxquelles nous sommes tellement habitués (piliers de notre « décor » : dualité Homme-Nature, libéralisme) que nous n’avons plus guère conscience qu’elles peuvent être discutées, voire réfutées, notamment dans leurs conséquences. Morizot fait cela en compagnon engagé tout en montrant pédagogie et soutien. C’est même rafraichissant.

Alain Damasio dans sa postface : « Comment construire une approche politique du souci porté aux relations [avec les autres vivants] ? Comment entrer dans un éthos de la rencontre, dans cette hospitalité envers le pas-comme-moi ? »

Conditions d’utilisation : ce texte peut être utilisé et partagé aux conditions suivantes :
– créditer l’auteur(e)
– fournir le lien du texte sur le site de la Fondation
– ne pas l’utiliser à des fins commerciales.

Version pdf: Recension – Manières d’être vivant

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *