Recension

BURNIER, François (2021) : L’entraide, l’autre loi de la jungle. SERVIGNE, Pablo et CHAPELLE, Gauthier (2017). Ed. LLL (Les liens qui libèrent) 2017, 400 p. ISBN 979-10-209-0440-9

 

Ce livre a modifié ma façon de voir le monde vivant, et le monde en général. En deux mots, voici ce qu’il nous dit : il y a dans la nature (et dans la nature humaine) beaucoup plus d’entraide et de collaboration qu’il n’y paraît à première vue. Les exemples en sont innombrables et ils sont clairement exposés dans cet ouvrage richement documenté, citant près de cinq cents références. Ses deux auteurs sont agronomes de formation et spécialistes de biologie animale.

En 1859 paraît le célèbre ouvrage de Charles Darwin : De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle.

La lutte pour la vie, la survie des meilleurs, la domination des mieux adaptés sont des concepts tellement connus qu’ils nous paraissent évidents, d’autant plus qu’ils ont profondément modelé notre monde : « Compétition, expansion infinie et déconnexion du monde vivant sont trois mythes fondateurs de notre société depuis déjà plusieurs siècles ».  (p24)

Toutefois, pour bien réelle qu’elle soit, cette évocation d’une loi de la jungle ne doit pas nous faire ignorer une autre réalité :« Dans la jungle, il règne un parfum d’entraide que nous ne percevons plus ». (p22)

En Amérique du Nord, on voit coexister deux espèces de conifères : le pin à écorce blanche (Pinus albicaulis) et le sapin des Rocheuses (Abies lasiocarpa). A basse altitude, ces deux espèces sont distribuées de manière aléatoire. L’observation met toutefois en évidence un fait troublant : si un pin meurt, les sapins voisins poussent mieux : on assiste donc à une forme de compétition. En altitude en revanche, où les conditions de vie sont plus rudes, c’est l’inverse qui se passe : non seulement les sapins s’installent uniquement autour des pins, mais, lorsqu’un pin meurt, les sapins alentour se portent moins bien.

Les observations de Darwin sur la compétition (survival of the fittest) convenaient bien aux tenants d’une certaine idéologie, et ils ont cru pouvoir en conclure que la société humaine devait se fonder sur la compétition et sur l’élimination des moins aptes, ce qui a maladroitement été appelé « darwinisme social » Or Darwin lui-même a toujours rejeté l’idée que l’on puisse tirer des conséquences éthiques de son travail, et il s’est même battu contre le racisme, l’eugénisme et l’esclavage.

(p 58). A la même époque, le prince russe devenu anarchiste Pierre Kropotkine est parti prospecter la Sibérie orientale pour y collecter des observations sur la sélection naturelle décrite par Darwin. Or il y constata que des espèces animales – les loups par exemple – ainsi que de petites sociétés humaines sans Etat survivent mieux en pratiquant une forme ou une autre d’entraide. Il s’opposa ainsi à la conception marxiste selon laquelle l’homme dépendrait beaucoup plus étroitement des structures sociales que des lois de la nature. (p70)

Il se trouve que c’est essentiellement dans des régions tropicales que Darwin a fait ses observations, dans des milieux de relative abondance et de confort thermique par rapport à la Sibérie de Kropotkine. On peut donc se demander quels enseignements il aurait pu tirer s’il avait eu l’occasion de visiter des régions froides au climat hostile.

En 1975, Richard Dawkins publie The selfish gene, qui présente une théorie selon laquelle les organismes vivants ne seraient que des robots manipulés par leurs gènes, gènes dont l’unique but serait de se perpétuer eux-mêmes. Par la suite, on découvrira peu à peu des interactions multiples entre les gènes et l’environnement au sens large, incluant la culture, les conditions sociales, les soins parentaux. Ainsi, certaines parties de notre génome peuvent être activées ou mises en veille par l’environnement, et ces modifications peuvent même être héritées par la génération suivante. C’est le domaine de l’épigénétique. La limite entre inné et acquis, entre ce qui relève respectivement de la génétique et de l’environnement (au sens large) devient moins nette.

Chez les humains, des comportements d’entraide ont été maintes fois observés parmi des personnes impliquées dans de grandes catastrophes (incendies, tsunamis…), dépassant largement par leur importance les actes de pillage ou de violence souvent décrits par les médias parce que plus spectaculaires. Qu’est-ce qui pouvait bien motiver ce type de comportement ?

Fait remarquable et intrigant, on a observé, toujours chez les humains, que, dès l’âge de 18 mois, des bébés viennent spontanément aider un adulte en difficulté (ramasser un objet tombé, ouvrir une porte par exemple).  L’entraide ne relèverait donc pas toujours d’un apprentissage. On peut même considérer que ce sont notre immaturité et notre fragilité à la naissance qui ont mené à une interdépendance croissante envers les autres, et ainsi au développement de l’entraide.

L’existence de l’entraide requiert certaines conditions, en particulier l‘esprit de groupe, qui implique sécurité, égalité et confiance, ainsi que réduction des ego. Dès lors, le groupe peut se comporter comme un organisme vivant, disposant d’une intelligence collective.

Loin de tomber dans l’angélisme, les auteurs mettent en garde contre certains écueils, notamment l’extase collective, la suppression de l’individualité au profit du groupe, telle qu’on l’observe dans l’entraînement militaire, la désignation ( la « fabrication » ) d’un ennemi commun qui devient nécessaire à la cohésion du groupe.

Les auteurs concluent en rappelant « notre interdépendance radicale avec l’ensemble de la toile du vivant et celle des interactions humaines. Pour nous le concept même d’individu a commencé à perdre un peu de son sens comme si aucun être vivant n’avait jamais existé, n’existe ou n’existera seul. Notre liberté semble s’être construite à travers cette toile d’interactions, grâce à ces liens qui nous maintiennent debout depuis toujours. »

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Version téléchargeable (pdf): Recension - L'entraide, l'autre loi de la jungle

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