Recension

BURNIER, François (2022): Le retour de Moby Dick, ou ce que les cachalots nous enseignent sur les océans. SARANO, François (2017). Ed. Actes Sud, 2017, 240 p. ISBN 978-2-330-08024-2

 

Docteur en océanographie et plongeur professionnel, l’auteur a été conseiller scientifique du Commandant Cousteau ; il a publié plusieurs autres ouvrages, dont Au nom des requins, L’homme et son rapport au vivant, ainsi que La vie sauvage offre la paix. Il est donc à la fois scientifique et homme de terrain (si l’on peut dire…). C’est aussi un penseur, qui s’interroge sur les relations que l’homme entretient avec le vivant – préoccupation essentielle de Biosphère et Société.

Lourds de dizaines de tonnes, évoluant avec aisance dans la mer jusque dans ses plus obscures abysses, contraints de remonter à la surface pour respirer, mammifères comme nous, les cachalots mènent une existence dont l’essentiel nous échappera encore longtemps, ou même toujours. Et eux-mêmes existent depuis fort longtemps, puisque c’est peu après la disparition des dinosaures que ce groupe de titans est retourné à une vie entièrement aquatique.

Alors que les humains perçoivent le monde qui les entoure en premier lieu par la vision, c’est l’odorat qui prédomine chez le chien, tandis que le requin ressent très fortement les champs électromagnétiques. Chez les cachalots, c’est essentiellement par des ondes acoustiques, décrites comme des « clics » répétés, que les individus obtiennent des informations sur leur environnement et leur localisation et qu’ils communiquent.

Autant dire que notre manière d’appréhender le monde ne nous en donne qu’une image partielle et très incomplète

En étudiant les clans de cachalots voisins de l’Ile Maurice, François Sarano a fait la connaissance en 2013 d’un jeune mâle, qu’il appellera Eliot, reconnaissable aux cicatrices de ses nageoires caudales, témoins d’attaques subies de la part de cétacés prédateurs tels que des orques ou des globicéphales. Il mesure huit mètres, et doit peser cinq tonnes. Précisons d’emblée que l’attribution à cet individu d’un prénom ne doit être mal comprise : lorsque Eliot s’approche et tente de pousser le plongeur, « par respect pour son indépendance sauvage, je refuse le contact. Je refuse la caresse qui symbolise l’appropriation, l’asservissement. Je me dégage maladroitement. Mais le jeune cachalot revient et me bouscule à nouveau,… délicatement. Il réclame le contact. » (page 20)

Se nourrissant essentiellement de calmars géants, les cachalots accumulent de grandes quantités d’huile, jusqu’à 6’000 litres par individu. Cette huile a été très recherchée pour toute sortes d’utilisations, entre autres pour alimenter les réverbères de l’éclairage public des villes. On trouve aussi chez eux des cires, qui seront utilisées comme lubrifiants pour les machines de la révolution industrielle, et de l’ambre gris, très utilisé dans la parfumerie. La découverte de ces produits fit que l’on vit se développer une chasse aux cétacés toujours plus industrielle et commerciale ; ainsi 236’000 cachalots furent tués au cours du dix-neuvième siècle. Plus près de nous, ce sont 30’000 cachalots qui succombèrent encore sous les harpons dans les années soixante. En 1985 enfin, sous la pression de l’opinion publique et des associations environnementales, la Commission baleinière internationale interdit la chasse industrielle. Il était temps : de 1’110’000 cachalots, la population avait alors chuté à moins de 350’000 individus.

Depuis lors, et malgré de nombreuses infractions à l’interdiction de chasse adoptée par la Commission baleinière internationale, les effectifs se reconstituent lentement. Chez les cachalots, la gestation dure seize mois, le baleineau est allaité pendant deux ans, et une deuxième mise-bas n’aura lieu que cinq à six ans plus tard. Au cours de sa vie, une femelle ne produit que quatre ou cinq mises-bas. Il s’agit donc de ce que MacArthur et Wilson ont décrit comme une stratégie K, par opposition à la stratégie r des espèces à forte fécondité et à faible espérance de vie à la naissance – des poissons par exemple – chez lesquels les jeunes acquièrent aussi très vite leur autonomie.

Cette reconstitution lente pourrait aussi s’expliquer par un manque de femelles expérimentées, chargées précisément d’assurer la cohésion sociale des populations. Constatation intéressante : depuis l’interdiction de la chasse, ces femelles changent également de comportement, les nouvelles générations n’enseignent plus à leurs proches de fuir les plongeurs. Visiblement, de nouvelles connaissances ont été acquises et intégrées au sein de la population des cachalots.

L’observation directe depuis la surface associée à l’étude en profondeur au moyen d’hydrophones a permis d’en savoir un peu plus sur la vie de ces êtres éminemment sociaux. C’est ainsi que l’on a observé des dortoirs pouvant rassembler une douzaine d’individus « dressés comme des menhirs », silencieux. En état de veille en revanche, la recherche de contacts physiques est fréquente entre adultes et immatures, ces derniers appuyant par exemple leur évent contre la fente mammaire d’une femelle.

Le jeu, ainsi que la danse, jouent un rôle important dans le comportement des cachalots. A force d’observations très diverses, l’auteur conclut à l’existence chez eux de dextérité, curiosité, exploration, créativité, innovation… Il décrit par exemple cet événement très particulier : Eliot s’approche avec insistance des plongeurs, les poussant même, jusqu’à ce que ceux-ci remarquent un hameçon fiché dans sa mandibule. L’extraction de ce corps étranger est laborieuse, alors que le cachalot se montre très calme et collaborant, après quoi il leur fait la fête pendant une demi-heure. On constate avec intérêt qu’Eliot a donc cherché une solution nouvelle – chercher de l’aide auprès des humains – pour régler un problème inédit.

On parle depuis longtemps de l’intelligence des cétacés, et les neurosciences apportent de nombreux éléments allant dans ce sens. Une autre question est de savoir si ces animaux ont conscience d’eux-mêmes. Le test du miroir a été effectué sur des cétacés en bassin, pour voir s’ils se reconnaissent à la vue de leur image ou si, comme la plupart des animaux, ils ne voient dans leur image réfléchie que la présence d’un intrus. Pour ce faire, on place une marque colorée sur la tête de l’animal : s’il ne se reconnaît pas, il reste impassible. Dans le cas contraire, il réagit vivement en essayant d’enlever la marque. Ayant réagi avec succès dans cette expérience, deux espèces de cétacés, le dauphin à gros nez (Tursiops truncatus) et l’orque épaulard (Orcinus orca), ont montré qu’ils avaient conscience de leur propre identité.

Beaucoup reste encore à découvrir  sur la signification des émissions sonores des cachalots, dont certaines, au caractère d’explosion, constituent le son le plus puissant de tout le règne animal, et portent à des dizaines de kilomètres. Outre leur fonction d’écholocalisation déjà mentionnée, elles jouent manifestement un rôle de communication entre individus. Ces échanges se font au moyen d’un langage qui est acquis, ainsi qu’en témoignent de nombreuses observations et enregistrements.

Quel avenir pour les cachalots – se demande l’auteur. Malgré l’interdiction de la chasse, beaucoup de populations du Pacifique et surtout des Caraïbes, sont à la peine. Baisse de fécondité ? Collisions mortelles avec des navires ? Noyades dans les filets de pêche ? Diminution des ressources ? De plus, la pollution des mers par des métaux lourds – cadmium, plomb, chrome, mercure – et des pesticides – aldrine, dieldrine, chlordane – fait que ces substances se retrouvent à des concentrations nettement toxiques dans le corps des cachalots, à tel point que l’on a dû en jeter au Japon par exemple, pays qui le consomme encore. On a trouvé chez les cachalots femelles des concentrations de toxiques trois fois plus faibles que chez les mâles car elles en avaient transféré une grande partie dans le lait destiné à leurs nouveaux-nés. Les matières plastiques enfin, notamment les filets de pêche, provoquent des occlusions intestinales ; 17 kilos de déchets de plastique ont ainsi été trouvés dans un cachalot échoué sur la côte espagnole.

De cette expérience, l’auteur s’interroge en fin d’ouvrage : « Pourquoi donc préserver la vie sauvage ? »

« La vie est relation. Chaque espèce a une place dans l’écosystème, une place définie par les relations et les interactions qu’elle tisse avec les autres êtres vivants et avec le milieu physique. » Or, « Lorsqu’une espèce disparait, c’est une maille du tissu vivant qui s’effiloche, et, ne nous y trompons pas, nous faisons partie de ce tissu », « La diversité du vivant et la diversité culturelle font la richesse de la planète. Que serait notre Terre sans vie sauvage ? Sans cachalots ? Sans éléphants ? Sans gorilles ? C’est un peu comme si vous me demandiez que serait le monde sans Mozart ? Sans Rembrandt ? A la fois pas très différent et fondamentalement différent »

Cela nous ramène au sous-titre de l’ouvrage : « ce que les cachalots nous enseignent… »

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