Recension
FERRARI, Sylvie (2021) : Homo Natura – En harmonie avec le vivant. CABANES, Valérie (2017). Ed. Buchet-Chastel, 120 p. EAN13 9782283030196
Quelle humanité en Anthropocène ? La réponse à cette question implique de réinterroger les relations entre la nature et les humains, entre la nature et la société.
Dans son ouvrage Homo Natura. En harmonie avec le vivant, Valérie Cabanes montre que l’humanité a évolué et prospéré en lien avec la nature pendant des millénaires. Pourtant, à l’heure actuelle, elle vit de plus en plus comme coupée du reste du vivant. L’ouvrage propose la construction d’un nouveau contrat naturel, pour que l’humanité retrouve son rôle perdu de gardien de la nature. L’homo natura ne peut ressusciter sans revoir notre rapport à la nature et à son droit d’exister, mais aussi sans reconsidérer la question de la propriété ou encore de la souveraineté des États. C’est à ce prix que les générations futures pourraient bénéficier d’une nature préservée et d’une Terre vivable.
Pour Valérie Cabanes, l’adaptation des sociétés humaines aux changements climatiques peut s’inspirer de l’expérience et des savoirs des peuples premiers. Par analogie avec les expériences passées, un chemin possible de l’adaptation est tracé, chemin qui passe par le rétablissement de relations fortes avec le vivant sous toutes ses formes. La préservation de valeurs essentielles pour le maintien d’une organisation sociale comme la bienveillance, le partage ou encore la solidarité, est aussi source de paix et d’épanouissement pour la communauté de justice élargie aux non-humains. Pour l’autrice, la clé de cette harmonie avec la nature réside dans la gestion communautaire et le respect de règles universelles. La démonstration repose sur trois éléments clés.
Premièrement, cette proposition s’appuie sur une hypothèse forte qui énonce l’impossibilité de garantir les droits humains fondamentaux sans que la nature soit dans un état sain et donc qu’elle puisse revendiquer elle aussi des droits. Elle écrit page 13 : « le droit de la nature à maintenir la vie sur terre est un préalable à celui de l’humanité si elle veut perdurer. ».
Deuxièmement, la Nature ne peut plus être traitée sans égard ni respect par l’humanité. Il s’agit ici de considérer la nécessité des échanges, des interactions entre les espèces, à différents niveaux (local, global). Le principe d’interdépendance qui nous relie à d’autres espèces est essentiel. Pourtant, les systèmes juridiques occidentaux et ses modes de gouvernance se sont développés en considérant des éléments dépourvus de toute interdépendance, totalement coupés du réel et d’une approche de nature systémique. La conjecture d’une totale indépendance de l’évolution des éléments de la nature qui en est résultée s’est traduite par une catégorisation des espèces avec en haut de la pyramide l’une d’elle, dotée des pleins pouvoirs : l’espèce humaine. D’un point de vue philosophique, c’est une vision anthropocentrée qui a dominé et a conduit à la dégradation et à la surexploitation de la nature. Quitter cette vision, c’est reconnaître la nécessaire bienveillance à l’égard de toute forme de vie, descendre de son piédestal et se reconnaître comme une partie de la nature. L’humanité fait partie de la nature comprise comme « l’ensemble du monde physique, l’ensemble des êtres et des choses » et ne se situe pas hors d’elle. C’est dans la civilisation occidentale que des postures, des croyances particulières ont pu conduire à isoler l’humanité de la Nature. Un exemple frappant de cette rupture fut de considérer que la culture serait le propre de l’humanité alors que la culture, le langage ou encore les émotions sont aussi présentes chez les non humains.
Troisièmement, au-delà de cette interdépendance, le principe de finitude des ressources, que l’on retrouve chez de nombreux peuples premiers, nous invite à reconnaître que l’humanité fait partie de la nature et ne peut s’en abstraire. Les peuples premiers peuvent nous y aider, eux qui ont conservé la capacité à être relié avec les éléments vivants. Valérie Cabanes écrit : « […] s’inspirer de leurs valeurs pour amorcer notre résilience » (p. 27).
Mais avant de proposer des pistes de solutions, cette autrice explore « les racines de notre dérive », ce qu’elle nomme la violence civilisationnelle. C’est en cherchant le bonheur que nous nous sommes égarés. Notre civilisation s’est perdue dans une recherche du bonheur orientée par un processus d’accumulation matérielle tandis que des profits croissants ont contribué à l’enrichissement d’entités non démocratiques (firmes multinationales, lobbies industriels) dont les intérêts sont très largement soutenus par les Etats. Le développement de ces entités ainsi que des Etats riches et « complices » des multinationales s’est fondé sur un pillage « organisé » des ressources de la Nature. Sur ce point, elle écrit : « Un nouveau type de colonialisme est en marche et téléguidé, dans le contexte d’un marché globalisé, par des mains invisibles, celles des anciennes puissances esclavagistes et coloniales » (p .60). Or, ces acteurs exploitent à la fois des populations pauvres (guerres civiles, travail des enfants…) et des écosystèmes riches (ressources naturelles, bois, minerais, gisements fossiles, biodiversité…). Dans ce contexte, le rôle de l’Etat – inventé par les philosophes et les juristes occidentaux – n’est plus de défendre l’intérêt général ou de garantir la paix, mais de préserver les intérêts particuliers de certains acteurs économiques, les multinationales.
La violence civilisationnelle est également tributaire de la division entre “eux” et “nous”, division qui se fait jour plus particulièrement lorsque les ressources se raréfient là où vivent les populations. Le principe de l’état de guerre ne serait donc pas un état naturel !… Mais contrairement aux sociétés civilisées qui amassent et spéculent, il existe des peuples qui adoptent des règles de partage de l’eau, des plantes ou du bois en privilégiant l’intérêt du groupe plutôt que celui de l’individu dans des contextes de survie. Leur société est organisée de telle sorte que la division “nous” et “eux” n’a pas de sens. Ainsi, par exemple, « le droit coutumier autochtone de gestion collective des ressources naturelles s’appuie sur l’idée que ces dernières appartiennent à la Terre dans son ensemble, non à l’humanité » (p. 70-71).
Les écosystèmes ne sont pas la propriété d’une personne ou d’un groupe de personnes : ce sont des biens non appropriables. Il découle de cet enseignement des peuples premiers, la nécessité de privilégier la gestion collective à la possession individuelle, avec des règles de vivre-ensemble basées sur la conciliation, l’inclusion, la collaboration. La violence peut être gérée à l’aide de règles qui favorisent le partage, la justice, la sobriété. Dès lors, il est nécessaire que la communauté internationale puisse envisager que les États perdent leur souveraineté au nom de valeurs universelles. Valérie Cabanes souligne que le principe de la souveraineté nationale est un vrai problème en droit international car il ne permet pas de défendre l’écosystème des comportements de prédation ! Il faudrait reconnaître le crime contre l’écosystème, l’écocide, comme un crime international contre la paix entre les peuples… ce qui suppose l’abandon de la souveraineté des pays au profit d’un intérêt universel dès lors que des ressources de la Nature sont menacées (l’eau, l’air, les espèces migratrices…). C’est, selon l’autrice, à cause de ce principe de souveraineté que la Nature et l’humanité sont victimes de nombreux préjudices !
Tant que nos modes de gouvernance reposent sur l’Etat, il y aurait impossibilité d’établir un contrat naturel qui nous replace dans la Nature et en lien avec elle. A propos de l’Etat Valérie Cabanes écrit : « Or ce dernier se méfie des aspirations communautaires et freine le développement d’une vision holistique du monde ». (p.18)
Il est ici urgent de s’inspirer à nouveau des peuples autochtones et expérimenter des modes de gouvernance à une échelle écosystémique et communautaire. Ces peuples, qui ont choisi des modes de vie communautaires dans le respect des limites de la biosphère, ont obtenu la déclaration des droits des peuples autochtones à l’autodétermination en 2007 auprès des Nations unies. De cette déclaration, découle un certain nombre de droits qui leur sont reconnus comme celui d’être consultés en cas de projet d’extraction minière ou de mise en valeur des terres, ou encore celui de protéger et de développer leur patrimoine culturel, leurs savoirs traditionnels, leurs ressources humaines et génétiques, mais aussi le droit de conserver leurs liens spirituels avec les territoires, les eaux, les terres, etc. L’éthique environnementale dans laquelle ils s’inscrivent exprime une forme de relation symbiotique avec la nature qui conduit à attribuer un esprit, une âme ou même des droits à une rivière ou à un écosystème. Enfin, ces peuples peuvent exiger des Etats une réparation juste en cas de dégradation des écosystèmes.
Ainsi, les sociétés doivent-elle là encore tirer des enseignements des peuples ancestraux. On peut penser à l’autosuffisance alimentaire et à la préservation des écosystèmes qui lui est liée avec l’exemple de la permaculture, l’agriculture biologique périurbaine… Les éco-villages, les villes en transition sont autant de pistes qui indiquent des “possibles”… et expriment des solidarités en action et dans le respect du vivant.
Il apparaît donc nécessaire d’imaginer un nouveau modèle démocratique qui relativise la place de l’Etat dans la société. Sur ce point, Valérie Cabanes écrit : « en attendant que la démocratie se rejoue au niveau local et que la souveraineté des Etats s’efface devant des règles universelles ». (p.79). L’idée ici est de considérer que l’échelon étatique n’a qu’une utilité qui se limite à celle de gérer des services et des infrastructures qui nous permettent d’accéder à nos droits fondamentaux (eau potable, alimentation saine, santé, éducation…). L’échelon communautaire, quant à lui, permettrait d’expérimenter « la force des liens d’interdépendance et le respect des cultures », d’où la nécessité de créer des législations à l’échelle des communautés locales avec des institutions propres (assemblée), avec des décisions prises via des processus participatifs et non représentatifs (démocratie décentralisée à l’image des länder allemands ou des cantons suisses). Valérie Cabanes évoque la sociocratie, un nouveau modèle de gestion participative qui s’inspire des règles de fonctionnement des systèmes auto-organisés. Cette perspective de gouvernance s’articule sur le rejet d’un droit ancré dans la culture occidentale : le droit de propriété. A la place, c’est une préférence pour l’usufruit qui est proposée afin de renoncer à l’appropriation de la Nature ! « Le droit foncier occidental a poussé plus loin encore cette incitation à l’individualisme. Il a créé le droit d’héritage » (p.86). On fait face aujourd’hui à des inégalités de propriété bien plus fortes que les inégalités de revenus. Ainsi, on assiste là à une différence majeure entre “nous” et “eux” : les peuples autochtones revendiquent un droit collectif d’usage de leur territoire tandis que les sociétés modernes s’appuient sur un droit de propriété individuel ou collectif du sol. On peut noter une inversion entre les deux conceptions : pour les uns (les sociétés modernes), c’est le territoire qui appartient à la population tandis que pour les autres (les peuples premiers) c’est la population qui appartient à tel ou tel territoire !
L’autrice défend ainsi l’intérêt de la notion d’usufruit car elle accorde un droit de jouissance du territoire qui est partagé entre tous les habitants du territoire, quelle que soit l’espèce considérée. Cette perspective antispéciste permet d’éviter l’écueil de la propriété : si le territoire n’est pas la propriété individuelle ou collective d’une population, alors il peut être géré de manière collective, égalitaire ou encore dans le respect des équilibres naturels, des espèces qui y vivent. A ce sujet, elle écrit : « A nous de revendiquer au-delà d’un droit de propriété, un droit du sol et du sous-sol à être préservés dans leurs fonctions vitales ». (p.88)
Il devient urgent de donner des droits à la Nature et plusieurs pays ont déjà adopté des dispositions pour faire reconnaître une personnalité juridique aux écosystèmes comme les rivières en Nouvelle Zélande, Inde du Nord, ou en Colombie). Il existe une prise de conscience au sein des Nations unies pour reconnaître la nécessité d’une harmonie avec la Nature et l’incapacité des lois en vigueur à en rendre compte car elles s’inscrivent dans une approche qui n’est pas compatible avec les interdépendances qui existent au sein des écosystèmes.
Ainsi, la législation internationale devrait considérer les droits de la Nature… Le Droit devrait évoluer pour prendre en compte deux nouveaux concepts juridiques : celui d’écocide et celui de dignité des générations futures. Il est urgent d’attribuer une personnalité juridique aux écosystèmes afin de pouvoir les représenter et défendre leurs intérêts en justice : « Pour réapprendre à vivre en harmonie avec la nature, nous devons la considérer comme notre égale ». (p. 105)
Enfin, Valérie Cabanes défend l’idée que les droits de l’homme dépendent directement des droits de la Terre : « Le droit de tout être humain à la vie est dénué de sens si les écosystèmes qui subviennent à ses besoins n’ont pas le droit légal d’exister » (p.105). Et d’ajouter : « (…) l’Etat devrait aujourd’hui se soumettre à une reconfiguration des normes qui reconnaisse le droit de l’écosystème Terre comme préalable au respect des droits humains. » (p.107). Cette perspective ne peut être dissociée de la nécessité de s’inscrire dans une pensée holiste, d’une pensée qui ancre le monde dans des liens qui s’établissent entre des entités vivantes qui assurent conjointement la préservation de la Nature. Le principe d’interdépendance « nous lie à la Terre et à tous les autres êtres vivants » (p.111).
Deux obstacles majeurs paraissent s’opposer encore à l’avènement de l’homo natura, ceux de la temporalité et de la relation entre les humains et les non humains. Aussi, Valérie Cabanes nous invite-t-elle non seulement à envisager la nécessité d’articuler le temps court qui mesure les activités humaines au temps long de la biosphère, mais aussi d’adopter un nouveau regard sur les interdépendances entre les différentes espèces vivantes dans une perspective holistique qui transcende les frontières des Etats.
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