Recension
LONGET, René (2022) : Demain, une Europe agroécologique. Se nourrir sans pesticides, faire revivre la biodiversité. POUX, Xavier et AUBERT, Pierre-Marie (2021). Ed. Actes Sud, Collection Domaine du possible, 320 p. ISBN 978-2-330-15368-7
Fondé sur le scénario Tyfa (Ten Years for Agroecology), cet ouvrage rédigé par deux spécialistes de l’agronomie et des systèmes alimentaires souligne « qu’il est possible d’alimenter sainement quelque 530 millions d’habitants d’ici à 2050 en se passant complètement d’engrais et de pesticides de synthèse. » Pour ce faire, il faut changer les orientations de la PAC, Politique agricole commune, un des piliers de l’UE qui continue de mobiliser pratiquement un tiers des flux financiers générés par les politiques européennes.
Politiques agro-alimentaires, quelles orientations ?
Lancée voici soixante ans, au plus fort des « 30 Glorieuses », définie aujourd’hui à l’art. 39 du traité sur l’UE, la PAC était cohérente avec la logique de l’époque : améliorer la condition paysanne marquée par de larges poches de pauvreté et de précarité, et assurer aux consommateurs une nourriture accessible à « des prix bas ». Encore aujourd’hui, son but est « d’accroître la productivité de l’agriculture (…) » et « d’assurer ainsi un niveau de vie équitable à la population agricole, notamment par le relèvement du revenu individuel de ceux qui travaillent dans l’agriculture, de stabiliser les marchés, de garantir la sécurité des approvisionnements et d’assurer des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs ».
Appuyé sur une systématique de mécanisation, de rationalisation des exploitations et des produits et d’un soutien à la quantité, l’objectif productiviste a été atteint au-delà de toute attente, à travers une modernisation à marches forcées.
Actuellement la moitié du revenu agricole en France (tout comme en Suisse) provient des subsides étatiques. Dans sa préface, Olivier de Schutter (ancien rapporteur de l’ONU sur le droit à l’alimentation) souligne que « les trois quarts des exploitations agricoles en Europe ne survivraient sans doute pas sans les subventions ».
La question de la révision des objectifs fixés voici plus d’un demi-siècle se pose avec de plus en plus d’acuité. En effet, le prix du productivisme est lourd. Economique et social d’abord : orientation de tout le système agroalimentaire sur la spécialisation, la quantité et le moindre coût unitaire, la logique industrielle poussant « à réclamer des produits standards dont les premières qualités sont la régularité d’un taux protéique ou de matière grasse pour se caler sur un process industriel » ; régression constante du nombre des exploitations et des exploitants, fuite en avant dans l’endettement et la surproduction, perte massive d’emplois ruraux ; qualité discutable de l’alimentation industrielle bon marché.
Ecologique ensuite : nivellement des paysages (« la suppression des haies et des bosquets était un objectif ») et affaiblissement des fonctions écosystémiques (« Tout le monde peut constater la disparition des insectes et des oiseaux ») : « les paysages sont monochromes et le silence est omniprésent » ; pollutions des eaux et des sols par les déjections d’animaux en nombre excessif et les engrais minéraux ; résidus de pesticides dont « beaucoup perdurent extrêmement longtemps dans les sols » ; bilan énergétique négatif ; sélection des animaux et végétaux agricoles en vue d’un rendement maximum au prix d’une grande uniformité et fragilité ; forte « dépendance à l’eau d’irrigation ».
Et les auteurs de se demander : « Comment un système qui dépense autant d’argent pour les agriculteurs peut-il admettre que cette profession se réduise comme peau de chagrin année après année, pour des résultats environnementaux si faibles ? ».
Dans ce contexte, tant les correctifs environnementaux que les contrôles accrus de la présence de résidus chimiques se heurtent constamment au même obstacle : « l’impératif de maintien d’une production élevée » fondé sur les intrants de synthèse ; le conflit « compétitivité et emplois contre environnement local » est permanent. C’est l’approche poursuivie qui doit fondamentalement changer, en pensant « l’agriculture au cœur des enjeux de biodiversité ».
L’intérêt public de financer ce que le marché ne permet pas de rémunérer suffisamment reste. Il faut toutefois reconstruire le système sur de nouvelles bases, visant à compenser le manque à gagner d’une réorientation vers la qualité nutritionnelle et environnementale, biens publics par excellence : « la PAC doit servir à rétribuer ces services ».
Partir de la demande et non de l’offre
Face à un « besoin calorique moyen (…) de 2300 kilocalories par personne », « nous mangeons trop et nous mangeons mal », trop de gras, de sucre, de produits carnés et on est passé en peu de décennies de la « malbouffe » de la pénurie à celle de l’abondance. Les liens entre le diabète, l’obésité ou les maladies coronariennes et l’alimentation industrielle ne sont plus contestés, et « les alertes mettant en garde contre une consommation trop importante de protéines d’origine animale sont constantes dans les pays occidentaux ».
Une politique agro-alimentaire durable doit partir des exigences nutritionnelles : bannir « autant que possible la nourriture transformée » ; augmenter « la consommation de fruits et légumes » ; diminuer « les apports de protéine animale ». A ce titre, il importe « que l’on divise par deux la consommation des produits laitiers, ce qui permet d’envisager une évolution vers un élevage beaucoup plus extensif ».
Aller vers davantage de protéines végétales implique une augmentation substantielle de la part des légumineuses. Celles-ci ont la propriété – l’azote étant « l’élément clé constitutif des protéines » – de fixer l’azote atmosphérique, permettant de les utiliser comme engrais vert et ainsi de réduire fortement les engrais azotés. Sachant que ces derniers sont obtenus « au prix d’un fort coût énergétique » et que « l’azote organique présente l’avantage de nourrir la vie du sol sans la détruire », « il est important de tout mettre en œuvre pour ne pas avoir à utiliser de l’azote de synthèse ».
On devra aussi réduire « drastiquement les élevages de granivores », faisant diminuer « la demande en céréales et en protéagineux ». Cette production animale de masse génère également un fort « mal-être animal ». Ce qui ouvre « un potentiel d’emplois si on considère qu’un élevage qui respecte le bien-être animal implique plus de soins personnalisés ».
Vers un nouveau paradigme agricole
Le passage d’une alimentation protéique à domination carnée à une alimentation protéique à prédominance végétale est ainsi « un enjeu majeur », et « sans légumineuses et sans systèmes bovins extensifs, pas d’agroécologie à grande échelle ».
La réduction des effectifs du bétail, avant tout de porcs et de volailles, mais aussi des bovins (mais pas au-dessous du seuil nécessaire pour les apports de nutriments aux cultures végétales) permettra aussi de reconvertir une partie des prairies pour la plantation de légumineuses, sachant que « 10% de la surface agricole européenne suffiraient à couvrir les besoins de la population » en protéagineux, alors que « ces cultures représentent aujourd’hui environ 1% de la SAU européenne ».
Actuellement, l’UE « importe l’équivalent de 20% de sa surface <agricole> en soja », « de l’autre bout du monde » et en provenance de secteurs « souvent impliqués dans la déforestation ». Or, l’herbe constitue pour la vache « une nourriture naturellement équilibrée » qui « n’a besoin d’aucun complément » ; « en France (…) une vache par hectare représente le juste équilibre pour ne pas dégrader le milieu ». Et question qualité, il vaut mieux avoir deux vaches produisant 5’000 litres de lait par an, plutôt qu’une en produisant le double.
Il s’agira aussi de réduire la spécialisation et le surdimensionnement des exploitations, autour d’un modèle de polyculture revisité, « synonyme d’une répartition optimale sur tous les territoires des prairies, de l’élevage et des cultures ». Ce qui ne signifie pas que « chaque agriculteur va faire ses céréales et son herbe pour nourrir ses vaches ou ses cochons. Il est tout à fait envisageable de conserver à des échelles locales ou régionales des producteurs de céréales à fourrages qui alimenteront des silos de tailles moyennes ».
Travailler avec la nature, pas contre elle
Outre la reconversion à l’alimentation humaine d’une partie des cultures céréalières aujourd’hui dévolues aux élevages industriels (en tirant « le meilleur parti des variétés anciennes en les adaptant, sans pesticides et avec une meilleure qualité nutritive », il faudra restaurer « les indispensables haies, mares et autres bosquets nécessaires à l’agroécologie et à la biodiversité, à hauteur de 10% des terres agricoles ».
«Conserver des formes paysagères diverses représente un bénéfice inestimable ». Misant sur la biodiversité fonctionnelle, « l’agroécologie offre des prairies extensives riches en fleurs et en insectes », et des « zones cultivées et zones préservées telles les prairies, haies, arbres parfaitement complémentaires ». Pour la préservation des sols, « l’agriculture biologique a aussi développé des techniques sans labour et sans pesticides » où « les agriculteurs sèment des plantes intermédiaires, très couvrantes et surtout qui concurrencent les adventices ».
Il conviendra aussi de revenir sur une standardisation qui a homogénéisé « les variétés de blés, de fruits et de légumes ou encore les races de vaches ». Une plus grande diversité génétique des plantes cultivées et des animaux de rente sera aussi bénéfique, l’approche agroécologique misant « sur les complémentarités entre différentes plantes et différents animaux ». Enfin il s’agit de « tirer parti des cycles et régulations naturels ». Tout cela permettant de se passer des pesticides, dont l’accumulation dans l’environnement et dans les organismes vivants ne cesse d’inquiéter, notamment en raison des effets de synergie.
Moins mais mieux
Toutefois, généraliser l’agroécologie va faire reculer la production : « si l’on comptabilise toutes les cultures et toutes les surfaces, on arrive à une baisse de rendement moyen de 25% à l’échelle européenne ». En effet, « en Europe, à la différence d’autres régions du monde, l’agriculture agroécologique produit mois que la conventionnelle ».
Autrement dit, « au même niveau de consommation qu’aujourd’hui, l’Europe agroécologique ne serait pas envisageable » – mais ce niveau de consommation comportant une large part de surconsommation et de pertes « entre la fourche et la fourchette », ce n’est pas un problème. A l’inverse, en termes d’emplois, les auteurs relèvent « une densité en emplois d’un tiers plus élevée dans les exploitations en bio, comparées aux conventionnelles »; « en grandes cultures, l’agriculture biologique emploie 1,8 plus par hectare ».
En termes de taille, les auteurs plaident pour « une voie médiane entre la cueillette à la ferme et les silos gigantesques des grandes entreprises de l’agrialimentaire » et pour « des unités de transformation (…) à une échelle régionale ». Il s’agit de « trouver un équilibre économique fondé sur des volumes raisonnables, compatibles avec un maillage territorial et des rythmes de production plus respectueux de la qualité des produits »; s’il convient de refuser « le gigantisme », être trop petit « peut être un réel inconvénient ».
D’aucune façon, « l’agroécologie ne signifie (…) la fin des supermarchés <et> des produits pratiques à utiliser » et « le marchand garde sa raison d’être », et « il est indispensable d’envisager une part de transformation industrielle » mais « avec des emballages affranchis du plastique (…) et systématiquement recyclables ». Afin de promouvoir la consommation végétale, « les cuisiniers et l’industrie doivent faire preuve d’imagination, pour tous ceux qui ne veulent pas s’ennuyer avec la préparation ».
Au sein de l’Europe, « aucun pays n’a vocation à viser l’autosuffisance » et « certains terroirs sont mieux adaptés à certaines cultures », sachant aussi « l’importance de ne pas trop se spécialiser ». Mais le but n’est pas une autarcie des territoires : « autant l’idée du local peut favoriser d’excellentes initiatives, autant, si elle devient un impératif, elle finit par être un enfermement (le refus de ce qui vient de l’extérieur … ) ».
Gagner la bataille de la qualité
Le vrai succès de la PAC est ainsi de nous permettre de passer de l’approche quantitative à celle qualitative. Et les auteurs de citer la viticulture, qui a fait largement, en moins d’une génération, ce pas – avec une culture pérenne (et qui représentent aujourd’hui un cinquième de tous les exploitants agricoles de France !) Actuellement, les seuls agriculteurs qui parviennent à quitter la roue du hamster de la course à la productivité, sont ceux qui se situent dans le périmètre des AOP (appellations d’origine protégée) et du bio. Deux marchés de niche, où le juste prix est payé sans difficultés et où « gagner davantage en produisant moins » est le reflet de l’option pour la qualité.
Reste à savoir comment les prix vont évoluer si ces deux approches pionnières se généralisent, ce qui est bien l’objectif. Une des attentes suscitées par la PAC était qu’« il faut des prix bas pour l’alimentation (…) », voire « de toujours faire baisser les prix » – quelles que soient les externalités négatives au plan environnemental, social ou sanitaire – bas prix aujourd’hui considérés comme « un ‘acquis social’ ».
Dès lors « qu’on arrête le dumping environnemental et social à l’œuvre actuellement », faudra-t-il revenir sur cette perception, à une époque où l’ascenseur social se grippe et où les inégalités sociales et territoriales augmentent ? Une réorientation des aides ne diminuant pas leur volume global, cela devrait permettre d’assurer d’une part un revenu agricole correspondant le juste prix, et d’autre part que le consommateur ne soit pas affecté par des hausses des coûts.
Mais si cela ne devait pas suffire, restent deux parades. En effet, si le prix à l’unité augmente, mais que la qualité nutritionnelle augmente elle aussi, le consommateur pourra économiser sur les quantités, et par exemple pour la viande, gros poste en termes de coûts, suivre le conseil des auteurs : « moins de viande mais mieux de viande ». Puis il faudra considérer qu’assurer l’« accès toute l’année une alimentation saine, nutritive et suffisante » (Agenda 2030 des Nations Unies, cible 2.1.) est une nouvelle mission des dispositifs sociaux, à garantir à travers des subventions à la consommation.
Au bout du compte : une question d’identité paysanne
Si tout cela est bien étudié et calculé, où sont alors les obstacles à la transition ? Le poids des lobbies de la quantité tout d’abord. Si les grands distributeurs font désormais place aux produits locaux, AOP et/ou bio, dans la mesure d’une demande qui reste plafonnée pour « ces deux secteurs confondus » à « guère plus que 8 à 10% de la consommation alimentaire en valeur dans le cas de la France (hors vins) », l’approche quantitative demeure la règle, avec toute la pression sur les producteurs qu’elle implique. Et à la grande masse des consommateurs, « on continue de (…) servir des produits médiocres même s’ils détruisent la nature ». Comme ces « lasagnes industrielles ou autres, dont la préparation relève plus de la chimie de synthèse avec moult ajouts d’édulcorants, de solutions salées, de graisses et autres agents texturants ».
Transformer cela demande une forte volonté politique et des convictions solides. De nombreuses collectivités montrent l’exemple par des cantines scolaires ou d’entreprises servant davantage de protéines végétales, de produits locaux et bio. Mais de là à faire « d’initiatives aujourd’hui considérées comme autant de ‘niches’ » une orientation politique dominante, il y a encore de la marge. Et l’« ambivalence des pouvoirs publics s’explique par celle des consommateurs et des citoyens » au niveau desquels « l’écart est grand entre les déclarations et les pratiques ».
Au poids des habitudes et des modèles d’affaire bien rôdés s’ajoute « une forme de construction identitaire fondée sur la confiance aveugle dans la technologie (…) reléguant la nature au seul rôle de menace ». En effet, l’orientation quantitative est devenue obsession se matérialisant par une « logique d’agrandissement, que l’on parle d’hectares ou de nombre de têtes de bétail », car se dit-on, il faut bien nourrir la population… en occultant qu’elle est aujourd’hui surnourrie et mal nourrie. Malgré la forte réduction du nombre des agriculteurs, ceux qui subsistent continuent majoritairement à croire qu’ils pourront s’en sortir, moyennant techniques, investissements et équipements constamment renouvelés. Toutefois, entre 2010 et 2020, ce sont 21% des exploitations qui ont disparu, à surface agricole constante, augmentant la surface moyenne par exploitation à 69 ha.
Or, « un système (…) qui transforme les agriculteurs en simples exécutants stakhanovistes ne devrait plus faire rêver » et la vraie fierté du noble métier de producteur devrait aujourd’hui être de gagner la bataille … de la qualité ! Mais les auteurs ne le cachent pas, « pour cultiver en bio, il faut être un technicien hors pair (…), un très bon observateur (…) apprendre à travailler avec tous ces alliés des cultures », bref réinventer le métier de paysan et renouveler la relation à la terre et au temps. Et « au lieu de gérer deux ou trois cultures, les paysans vont devoir renouer avec une multiplicité de plantes ». Ce sera aussi l’occasion « pour l’agriculteur (…) de retrouver une maîtrise de son métier et une autonomie de décisions ».
« Mais l’histoire nous suggère que c’est tout à fait possible. Les agriculteurs ont su mener une révolution agrochimique entre 1950 et 1980, ce que propose Tyfa est une révolution agroécologique entre aujourd’hui et 2050 » estiment les auteurs. Sauf que la dynamique de la perte de la biodiversité, base de toute productivité, et du changement climatique ne nous laissera pas encore 30 ans pour opérer les transformations nécessaires. Au moins le plan d’action est-il ici clairement dessiné, sur fond de convergence des exigences de la santé des territoires, de l’environnement et des humains.
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Version téléchargeable (pdf) : Recension – Demain une Europe agroécologique