Recension

MARTIN, Jean (2022) : L’esprit de la jungle. ASNAWI, Iwan  Presses Universitaires de France / Nouvelles Terres (2019), 125 p. EAN13 9782130818076

 

L’ouvrage illustre plusieurs facettes de la problématique « Biosphère et société ». C’est le récit personnel d’un Indonésien, Iwan Asnawi, qui a suivi une trajectoire risquée de militant politique et s’est ensuite exilé de son pays, en maintenant et cultivant une activité philosophique et une pratique de guérisseur.

Sophie Swaton a traduit et adapté la version originale de l’ouvrage ; ce  philosophe et économiste à l’Université de Lausanne, s’est spécialisée dans la durabilité et la transition ; elle rencontre le thérapeute traditionnel en 2011, qui l’a soulagé d’un état douloureux ; intéressée par l’histoire personnelle de celui-ci, elle l’encourage à l’écrire.

Asnawi nait en 1964, dans une jungle de Sumatra dont la nature et « l’esprit » le marquent fortement et à vie. Il étudie le droit et s’engage trente ans durant, contre la dictature brutale du général Suharto. Il épouse une Suissesse alémanique rencontrée dans le cadre d’Amnesty ; l’auteur vit en Suisse depuis 1995 et retourne régulièrement dans son pays pour s’y ressourcer, notamment au contact de ses confrères guérisseurs, les dukuns. Ses grands-parents étaient dukuns et une expérience forte en forêt, à 24 ans, le fait également embrasser cette voie.

Pour S. Swaton : « Cela a été un terrible défi pour moi d’écouter sans objecter, d’apprendre une autre forme de savoir, de taire – partiellement – mes doutes, de tenter de restituer l’essence de sa pensée (…) C’est un livre témoignage, un récit nécessairement elliptique ».

Selon Asnawi :  » Dans nos croyances issues du syncrétisme, nous pensons que c’est au contact prolongé de la nature que celle-ci nous parle et nous révèle son savoir (…) La spiritualité n’est pas l’apanage des êtres humains. Chaque animal a un esprit, chaque arbre a une âme. On peut communiquer avec eux, de manière supra-sensorielle (…) Le pire c’est qu’à présent les gens croient que la nature est extérieure à eux. Ils oublient tout de leurs racines, de leurs savoirs intérieurs ».

Les cadres de référence et de pratique d’Asnawi diffèrent totalement du référentiel occidental, mais nos déontologies sont proches ; quelques exemples : « Tu aides les gens. Mais tu dois promettre de ne pas les manipuler, de ne pas placer ton désir au-delà des leurs » … « Il n’est pas facile de soigner les siens [sa famille], l’implication émotionnelle étant souvent trop forte » … « La règle numéro un du don de guérisseur est la non-interférence avec le développement en cours de la personne traitée » … « Mon grand-père m’assistait et me rappelait que l’on ne peut pas tout dire. Désormais jamais je ne donne plus d’informations que ce que la personne souhaite recevoir ».

« Si je devais définir un dukun, je dirais qu’il fait le pont entre le monde des esprits et le monde terrestre. Ce sont des personnes entièrement connectées à l’Univers et ressentant les liens entre les vivants », définition standard du chamane, qu’il/elle soit de Sibérie, d’autres régions nordiques ou des deux Amériques notamment.

A titre personnel, cela me renvoie aux dix-huit mois passés dans un hôpital de l’Amazonie péruvienne, de 1968 à 1970, où j’ai côtoyé  les curanderos. Jeune médecin formé à l’occidentale, j’ai considéré cela avec curiosité, respect aussi, tendant à mettre ces allégations de lien entre deux mondes sur le compte des hallucinogènes utilisés (ayahuasca) et, pour les patients, de la foi en la procédure et de la force de la suggestion. Je ne pense plus aujourd’hui qu’on puisse traiter ces questions de manière aussi désinvolte ; en fait, je suis sûr qu’on ne devrait pas le faire.

« L’esprit de la jungle » est aussi une source intéressante sur l’histoire indonésienne récente, depuis son indépendance en 1945, au cours de la période dictatoriale qui lui a succédé, de 1965 à1998, sur ses clans également, ses croyances et sa nature menacée par la monoculture du palmier à huile. On comprend que détruire la jungle, c’est détruire aussi une spiritualité ancestrale.

A l’heure où se développe une écoanxiété majeure dans nos sociétés, sous l’effet du changement climatique et de l’érosion du Vivant, l’auteur postule encore un avenir pour l’homme. « Compte tenu de l’état de la planète, ose-t-on dire encore que les syncrétistes sont stupides ? » A la dernière page : « Ce n’est qu’en prenant soin les uns des autres que nous parviendrons peut-être à relever le défi immense que doit affronter l’humanité ».

Un livre décentrant, dépaysant, inspiré par une vraie sagesse, même s’il nous est – très – difficile de tout « prendre avec soi »/ et d’admettre.

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Version pdf: Recension – L’esprit de la jungle

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