LETHIER, Hervé (2025) : Politiques et anthropocène, ou « de la relativité du temps et des idées »
Dans un ouvrage consacré à la Biosphère de l’anthropocène paru en 2007[1], Jacques Grinevald, philosophe français établi à Genève, indiquait que le mot anthropocène était un néologisme dont le champ sémantique se trouvait encore en débat.
Pour faire simple et aux dires de nombreux experts des sciences de la Terre, l’anthropocène conceptualisé par le climatologue Paul Crutzen et son collègue biologiste Eugène Stoermer en 2000[2], désignerait une nouvelle période géologique ayant succédé à l’holocène depuis la seconde moitié du XIXème siècle, sous la pression de l’humanité.
Ce concept illustrerait l’évolution accélérée de la biosphère en écho à un développement socio-économique non durable, et placerait l’homme au centre des bouleversements observés sur la planète, comme une espèce zoologique singulière, Homo sapiens faber, devenue une véritable force géologique au cours des temps modernes[3].
Aujourd’hui mondiale, cette évolution, adossée à l’industrialisation et à l’explosion démographique, s’invite dans le débat sur l’origine du changement climatique et les causes de l’érosion de vivant ; elle questionne la responsabilité directe de l’humanité dans cette nouvelle donne planétaire[4].
Loin d’être clos, le sujet fait encore l’objet de controverses scientifiques, par exemple au sein de L’Union internationale des sciences géologiques (IUGS) dont les membres de la Sous-Commission chargée de la stratigraphie de l’ère quaternaire ont définitivement rejeté la notion d’anthropocène dans un communiqué sans appel adopté en 2024[5].
Ainsi, le « clou d’or » de l’anthropocène qui marquerait l’endroit de la planète où les couches géologiques permettraient de confirmer l’incidence déterminante de l’humanité sur l’évolution observée et objectivée de la Terre, en réponse aux changements globaux, reste non seulement à trouver … mais aussi à confirmer[6].
Pour autant, n’est pas géologue qui veut (et qui peut …) et la communauté scientifique n’a pas aujourd’hui une vision monolithique et unitaire du sujet ; ainsi et de fait, les sciences humaines et sociales accueillent avec une certaine bienveillance le concept, s’interrogeant volontiers sur les fondements politiques de l’anthropocène[7] et replaçant les tensions – sinon les oppositions – entre les « humains » et les « terriens », chères à Bruno Latour[8], au centre de ces controverses.
En réalité, il pourrait bien s’agir avant tout d’une question de temps, dont le pas de référence varie, comme nous le savons, selon les approches, géologique ou biologique.
Derrière le temps se dessinent en fait des sensibilités scientifiques variées, où le structurel pour les uns n’est que conjoncturel pour les autres, et où le « stationnaire », opposé au « croissant », n’est pas forcément « stagnant »[9].
Les débats se dessinent en fait autour de la mise en œuvre de politiques fondées sur une éthique volontaire de la sobriété individuelle – et non pas d’une règle imposée par une démarche collective et centralisée perçue de plus en plus souvent comme punitive – qui réponde à la disparition tendancielle des aménités environnementales à considérer non plus comme des ressources inépuisables, mais comme un moyen d’assurer durablement plus qu’une synthèse, une fusion entre l’homme et son environnement, à la rencontre avec la pensée de Philippe Descola qui, reniant intellectuellement l’existence même de la Nature, s’en remet de façon paradoxale à un quasi-oxymore, pour intituler sa chaire au Collège de France, « Anthropologie de la Nature ».
Bref et pour conclure, toute approche anthropocénique du monde tutoie de nombreux phénomènes, non pas seulement géologiques, mais aussi biologiques, qui interagissent avec l’humain et invitent à repenser une anthropologie humaine à l’aune de l’épuisement des biens et de la dégradation des services environnementaux.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit ; sur le théâtre des changements globaux qui interpellent de plus en plus fort et souvent l’humanité, situés à l’interface entre biosphère et société, c’est toute une anthropologie nouvelle qu’il convient d’inventer, adossée à des systèmes politiques inédits que la science politique doit encore construire, pour, idéalement, nous permettre de croire encore un temps – long – aux bienfaits de ce qu’aucuns qualifient avec optimisme la « loi de l’entraide[10], fondée sur le respect de l’autre, la coopération et les communs.
A défaut, l’anthropocène ne constituerait qu’un scénario purement idéologique, qui inspirerait une certaine pensée mortifère, physique et verticale, interprétant de façon savante un lent et rédhibitoire retrait de l’humanité, d’une planète de plus en plus contrainte par la pression démographique, comme un simple produit de l’histoire du Vivant sur terre qui, après la disparition des dinosaures – et de bien d’autres espèces ! – témoignerait de la fin d’un monde[11].
[1] Grinevald, J., 2008 – La biosphère de l’anthropocène – Climat et pétrole, la double menace Repères transdisciplinaires (https://www.georg.ch/la-biosphere-de-l-anthropocene).
[2] Paul J. Crutzen and Eugene F. Stoermer: “The ‘Anthropocene’”, in: Global Change Newsletter, 41 (May 2000): 17-18.
[3] Sur le sujet se reporter à l’ouvrage d’Hannah Arendt paru en 1958 : The Human Condition, et aux travaux de Vladimir Vernadski sur le principe de néguentropie et le concept de biosphère.
[4] Cf. Steffens et al., 2018 – Trajectories of the Earth System in the Anthropocene, in 8252–8259 | PNAS | August 14, 2018 | vol. 115 | no. 33.
[5] The Anthropocene: IUGS-ICS Statement
[6] Sur le sujet : https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/l-anthropocene-rejetee-par-l-union-internationale-des-geologues_177495.
[7] https://shs.cairn.info/revue-raisons-politiques-2020-1-page-83?lang=fr.
[8] https://shs.cairn.info/revue-diogene-2021-3-page-97?lang=fr.
[9] Arnsperger, C. et Bourg D. (2017) – Écologie intégrale – Pour une société permacirculaire, PUF.
[10] Sur le sujet : Servigne, P. et Chapelle, G. (2019) – L’entraide : L’autre loi de la jungle Poche (également : https://biosphereetsociete.org/recension-lentraide-lautre-loi-de-la-jungle/).
[11] Sur le sujet, lire notamment : Paccalet, Y. (2013) – L’Humanité disparaîtra, bon débarras ! – Nouvelle édition revue et aggravée (https://www.cultura.com/p-l-humanite-disparaitra-bon-debarras-nouvelle-edition-revue-et-aggravee-4233621.html).
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