Point de vue

LETHIER, Hervé (2025) : Du plomb dans l’aile de l’agro-industrie française ?

Promulguée le 11 août par le Président Macron[1] après une censure partielle du Conseil constitutionnel[2], la Loi dite « Duplomb » du nom de son porteur originel, vise à « lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur ».

Résultant d’un débat législatif à tout le moins chaotique, tronqué et politiquement surprenant, cette Loi est loin de faire l’unanimité au sein de la classe politique française. Votée par l’Assemblée nationale le 18 juillet dernier par 316 voix (Droite et Rassemblement national) contre 223 (Gauche et écologistes), elle fracture y compris le bloc gouvernemental (10 députés macronistes se sont abstenus, tandis que 14 d’entre eux ainsi que 9 députés Modem et 3 Horizons ont voté contre).

A l’initiative d’une étudiante, la société civile a également déposé contre cette Loi une pétition devant l’Assemblée nationale, réunissant déjà plus de 2,1 millions de signataires contre un texte qui soulève aussi de profondes divergences d’interprétation, y compris chez les spécialistes du droit constitutionnel et autres analystes.

Au-delà de la Loi elle-même, c’est la décision du juge constitutionnel, pour le moins réservé à son égard, qui revêt un intérêt majeur.

Jugeant suffisamment « clair et sincère » le processus législatif pour ne pas avoir à le censurer, celui-ci, comme il l’avait déjà fait par exemple en 2020[3] et en 2023[4], consacre en effet la charte de l’environnement adoptée par le Parlement français en 2005, et rappelle au passage l’opposabilité des droits et devoirs qu’elle définit, aux pouvoirs publics et autorités administratives. Toute décision parlementaire ou administrative ne peut aujourd’hui encore plus qu’hier « porter une atteinte grave à un environnement équilibré et respectueux de la santé des citoyens », ni « compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs besoins ».

Cette formulation n’est pas sans rappeler l’avis consultatif de la Cour internationale de justice du 23 juillet dernier, en matière climatique [5], selon laquelle la jouissance des droits de l’homme passe par la protection d’un environnement « propre, sain et durable » conditionnant entre autres l’effectivité des droits à la vie, à la santé et à un niveau de vie adéquat qui inclut l’accès à l’eau, à l’alimentation et au logement[6]. S’il était pris en défaut de veiller à ce que les citoyens disposent d’une jouissance effective de ces droits, l’Etat français se trouverait dans une situation inconfortable, engageant sa responsabilité pour des faits illicites réprimés à la fois en droit international et en droit interne.

La décision du Conseil constitutionnel revêt aussi un intérêt pédagogique ; elle rappelle la différence essentielle entre la réalisation incertaine d’un dommage grave et irréversible sur l’environnement, et le risque certain d’un tel dommage, convoquant, selon les cas, le principe de précaution ou le principe de prévention, tous deux à valeur constitutionnelle (voir à ce sujet et avec les nuances que l’on connait en droit suisse, notamment la Constitution de la Confédération suisse, art. 74 et la Loi sur la protection de l’environnement, art.1).

Comme le voudraient certains, faut-il voir en outre dans celle-ci un rejet total et absolu du juge de l’utilisation des produits phytopharmaceutiques contenant des néonicotinoïdes à des fins agricoles, dont il reconnait explicitement les incidences sur la biodiversité ? Probablement pas ; tout au plus, comme il l’avait fait en 2020, le Conseil conclut-il sur un encadrement insuffisant de l’utilisation de ces produits, dans l’article 2 de la Loi soumise à son appréciation. A contrario, il est loisible de penser qu’un nouveau texte bénéficiant à un nombre limité de filières agricoles, fixant un régime transitoire et imposant des modalités techniques minimisant les effets collatéraux de dispersion de ces substances, pourrait être considéré comme constitutionnel, jusqu’à preuve d’un contraire qui ne saurait résulter que d’une nouvelle appréciation du juge. Le regretter relève d’une démarche de nature éthique et personnelle, compréhensible et admissible, mais dépourvue de réalisme juridique compte tenu du jeu politique actuel. En réalité, la décision du juge n’invite pas à l’optimisme excessif qui anime parfois certains analystes, en dépit des connaissances scientifiques actuelles sur la nocivité de ces produits à la santé et à l’environnement, largement documentée dans la littérature scientifique[7]. On peut cependant conjecturer que les controverses reprendront de plus belle à la prochaine rentrée parlementaire où partisans et détracteurs pourraient encore s’opposer âprement dans une conception de l’intérêt général adossée à des considérations socio-économiques divergentes selon les acteurs, questionnant, au-delà de l’aspect technique, encore plus gravement la démocratie représentative et la participation effective des citoyens à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement, imposée à l’article 7 de la Charte de l’environnement[8].

Un dernier sujet traité à cette occasion par le juge constitutionnel français, et pas le moindre en période de sècheresse structurelle, fait aussi débat ; la Loi Duplomb accorde aux promoteurs d’ouvrages de stockage de l’eau et certaines catégories d’utilisateurs de cette ressource – le monde agricole plus précisément – un accès facilité à l’eau par la reconnaissance d’une présomption de raison impérative d’intérêt public majeur à leurs projets et activités, procédant de l’intérêt général.

Comment ne pas s’interroger à cette occasion sur la nature de cet intérêt général, revendiqué par un modèle agro-industriel qui, avec une certaine arrogance, se distancie aujourd’hui chaque jour un peu plus de l’objectif prétendu de sécurité alimentaire affiché par la filière, au profit de productions dédiées à d’autres fins, notamment énergétiques (ex. : les biocarburants dont les empreintes environnementale et climatique ouvrent sur d’autres controverses), et se développant parfois au détriment avéré de la santé et de l’hygiène des citoyens (ex. : l’utilisation des produits agrochimiques, les proliférations récurrentes de cyanobactéries planctoniques dans les masses d’eau subissant un apport excessif d’éléments nutritifs, provenant d’effluents ou liés à des apports d’azote et de phosphore) ?

Jusque-là, ces équipements et activités ne bénéficiaient pas d’une telle présomption, certes toujours réfragable, comme le souligne le Conseil constitutionnel ; les pétitionnaires devaient démontrer l’existence d’un tel intérêt pour espérer obtenir une dérogation aux interdictions de porter atteinte à des espèces protégées ainsi qu’à leurs habitats, en sus des deux autres conditions cumulatives requises par le droit de l’environnement : l’absence de solution satisfaisante alternative et l’absence de nuisance au maintien dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle.

Quoique réceptif au souhait politique du législateur de faciliter la voie dérogatoire aux promoteurs des « méga-bassines »  et autres préleveurs et utilisateurs de la ressource en eau pour l’agriculture, le Conseil constitutionnel estime d’abord utile de rappeler dans sa décision que la réalisation de tels ouvrages de stockage d’eau – sans considération de surface, de volume d’eau ni de distinction de l’origine de la ressource, superficielle ou souterraine  –  est susceptible de porter atteinte à l’environnement. Il relève ensuite que si le but poursuivi par le législateur de préserver la production agricole dans des zones soumises à un déficit quantitatif structurel de ressource en eau, peut être motivé par un intérêt général, il ne saurait y avoir de présomption d’intérêt public majeur d’un ouvrage de stockage ou d’un prélèvement, que dans le cas d’une démarche territoriale concertée, et d’un engagement des usagers dans des pratiques sobres en eau concourant à un accès à l’eau pour tous.

En fait, le nouveau cadre juridique établit par la Loi Duplomb cerne étroitement l’établissement d’une telle présomption ; surtout, il ne remet pas en cause les autres conditions impératives sans lesquelles une dérogation au titre de l’environnement ne peut être octroyée.

Ce nouveau cadre législatif lève-t-il les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur comme le prétend l’intitulé de la Loi ? Il n’y suffit certainement pas. Une chose est certaine, cette Loi ne contribue pas à apaiser les tensions entre les acteurs, y compris au sein de la profession, apparues clairement lors des dernières élections syndicales où le modèle agro-industriel encore dominant … avait déjà pris du plomb dans l’aile.

Ainsi et quoique de portée géographique limitée à un pays voisin, on ne peut s’empêcher de penser que la Loi Duplomb illustre assez bien et dans une certaine mesure, l’état de la filière agricole helvétique, fragilisée elle aussi par les effets des changements globaux.  Placée sous une forte tension qui ne saurait se détendre au cours des prochains mois[9], la gestion de la ressource en eau intègre plutôt bien les préoccupations des pouvoirs publics[10] en la matière, encore plus, mais différemment, les attentes de la société civile du point de vue de la préservation du vivant.

A l’exemple du cas français, l’avenir de la ressource en eau – celle du vivant en général – est-il en Suisse aussi clair et limpide qu’on veut le croire ?  La question n’est pas simple ; en tous les cas mérite-t-elle qu’on tente d’y répondre, pour prévenir tout risque de transformer un château d’eau pour l’Europe, … en un château de sable.

 

[1] https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000052075814.

[2] https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2025/2025891DC.htm.

[3] https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2020/2020809DC.htm.

[4] https://www.conseil-constitutionnel.fr/actualites/communique/decision-n-2023-1066-qpc-du-27-octobre-2023-communique-de-presse.

[5] https://icj-cij.org/sites/default/files/case-related/187/187-20250723-adv-01-00-fr.pdf.

[6] https://biosphereetsociete.org/le-temps-se-gate-pour-les-etats/.

[7] https://www.anses.fr/fr/content/avis-et-rapports-de-lanses-sur-saisine?field_title_value=nicotinoide&field_expert_committee=All&field_referral_value=&field_linked_referrals_value=&field_signature_date_value=&field_online_date_value=&field_keywords_value=&field_thematique_target_id=&sort_by=created.

[8] https://www.legifrance.gouv.fr/contenu/menu/droit-national-en-vigueur/constitution/charte-de-l-environnement.

[9] https://www.swissinfo.ch/fre/sci-tech/p%C3%A9nurie-d-eau-pourquoi-l-or-bleu-de-la-suisse-est-sous-pression/48575388.

[10] https://www.bafu.admin.ch/bafu/fr/home/themes/eaux/polluants-et-pressions-liees-a-l-utilisation-de-l-eau/gestion-de-l-eau/gestion-des-ressources-en-eau.html.

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