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BURNIER, François (2018) : L’orientation des puffins, un mystère élucidé ?

« Vous allez avoir de la pluie toute la semaine » nous avait averti notre logeur. Exposée de plein fouet aux vents humides de l’Atlantique, la côte ouest de l’Ecosse est habituée aux intempéries et, en ce mois d’avril, il faut s’attendre à tout. Nous sommes sur l’île de Skye, bien connue des touristes qui s’y rendent surtout en été pour en admirer les paysages grandioses où se rejoignent montagnes de granite et de basalte, landes vallonnées parsemées de cottages blancs aux toits noirs, falaises dominant des étendues de mer dont la couleur varie au cours de la journée et des caprices du vent.

Sur la carte, un endroit nous attire plus particulièrement : Neist Point, un promontoire situé sur la côte occidentale de l’île. Nous suivons le sentier descendant vers la pointe où se dresse un phare que les marins guettent de loin. Nous nous installons à un endroit vaguement abrité des rafales venant du large. La mer est grise, les vagues sont couronnées de crêtes blanches parmi lesquelles nous distinguons des centaines d’oiseaux décrivant des courbes, des arabesques, volant les ailes tendues, agitées parfois de quelques battements rapides. On en voit disparaitre au creux des vagues, réapparaitre plus loin… Noirs dessus, ils sont d’un blanc éclatant dessous, leur couleur variant ainsi du tout au tout au cours de leurs virevoltes incessantes. Certains se posent brièvement sur la surface et paraissent picorer devant eux, puis ils rejoignent le grand carrousel majestueux, parfois traversé par le passage d’une mouette tridactyle ou d’un fulmar, autres maîtres du grand large, alors que le grondement de la mer se mêle au sifflement du vent.

Ces oiseaux sont des puffins des Anglais (Puffinus puffinus). Ils sont apparentés aux albatros de l’hémisphère austral, aux pétrels, aux océanites et aux fulmars, espèces que l’on rassemble sous le terme de procellariiformes. En anglais, on parle de tubenoses, en référence à la forme tubulaire de leurs narines. Tous les membres de ce groupe sont d’excellents voiliers, couvrant des milliers de kilomètres à la recherche du plancton dont ils se nourrissent; ils ne viennent à terre que pour se reproduire.

C’est ainsi que le puffin des Anglais dépose un œuf unique au fond d’un terrier creusé dans la terre sablonneuse ou tourbeuse d’un îlot rocheux. Cet œuf sera couvé sept ou huit semaines par l’un ou l’autre des parents pendant que son congénère parcourra les mers à la recherche de pitance. Lors du retour au nid de l’un des partenaires, les deux oiseaux se salueront par toute une série de cris gutturaux rythmés, qui ont été l’objet de bien des interprétations et de superstitions au cours des temps.

Après plus de deux mois passés au fond de son terrier, le jeune prendra son envol vers la haute mer, qu’il ne délaissera que pour nicher à son tour, vers l’âge de cinq à six ans.

Oiseaux pélagiques par excellence, les puffins défileront alors au large des côtes françaises et ibériques, se dirigeront vers Madère et les Canaries, d’où, poussés par les alizés, ils se rapprocheront des côtes brésiliennes pour remonter vers Terre Neuve et enfin traverser l’Atlantique Nord et rejoindre leurs lieux de nidification situés pour la plupart dans les Iles britanniques. Dotés d’une grande longévité, les puffins retournent souvent nicher dans la colonie où ils ont vu le jour. C’est ainsi qu’un individu bagué en 1957 a été capturé (puis relâché) dans une colonie galloise en été 2002 alors qu’il nichait encore, ce qui démontre non seulement une grande longévité mais aussi une durée de fertilité remarquablement longue. On a estimé que, au cours de ses vols à la recherche de nourriture ainsi que lors de ses migrations, cet individu avait dû couvrir quelque huit millions de kilomètres.

Depuis toujours, on s’est étonné de voir les puffins revenir aux mêmes sites après leurs longues errances hivernales.

Beaucoup d’études ont été faites pour chercher à élucider le mystère du sens de l’orientation chez les oiseaux. On connaît le rôle de la position du soleil qui, corrélée avec leur horloge interne, leur permet d’apprécier leur longitude, tandis que l’élévation du soleil par rapport au plan horizontal leur permet d’évaluer leur latitude. Toutefois, une boussole et un sextant ne sont guère utiles si l’on ne dispose pas d’une carte géographique.

Autant les puffins sont à l’aise sur l’eau ou dans les airs, autant ils sont maladroits sur terre. Leurs pattes disposées loin en arrière leur permettent de nager sur l’eau ou sous l’eau, alors qu’ils ne peuvent guère que se traîner sur terre. La prudence est donc de rigueur lorsqu’ils approchent leurs terriers, face aux goélands, labbes et autres prédateurs.

C’est donc à l’approche de la nuit, ou du moins des quelques heures de vague pénombre régnant en été aux hautes latitudes, qu’ils se rassemblent à proximité de leurs colonies, nageant tranquillement en grands groupes. Le moment venu, ils rejoindront chacun son conjoint dont ils reconnaissent individuellement les émissions vocales.

Reste donc à comprendre comment ils peuvent rallier les abords des îlots où se trouvent leurs terriers. C’est là que les progrès technologiques des dernières décennies ont permis d’entrevoir des explications.

Contrairement aux pigeons voyageurs, chez qui on a démontré l’existence d’une sensibilité particulière au champ magnétique terrestre, les puffins, curieusement, ne semblent pas disposer d’une telle faculté.

Et si c’était l’odorat. Le sulfure de diméthyle (DMS) est un gaz libéré par le phytoplancton marin, qui lui-même constitue la base de l’alimentation des calamars dont se nourrissent notamment les pétrels, capables de le détecter à des concentrations infimes, de l’ordre d’une part par dix milliards (0.0001 ppm). Les oiseaux de ce groupe eux-mêmes, jeunes et adultes, sont imprégnés de cette odeur pénétrante. Je me souviens du jour où je parcourais, sur l’île de Heimaey, au large de l’Islande, une vaste colonie mixte de macareux (Fratercula arctica), de pufffins des Anglais et d’océanites culblancs (Oceanodroma leucorrhoa) : j’ai vite appris à reconnaître à l’odeur les terriers de ces deux dernières espèces, toute différente de celle des terriers des macareux.

Au cours des étés 2010 et 2011, Anna Gagliardo, de l’Université de Pise, fit une expérience originale avec 24 puffins cendrés (Puffinus diomedaea) prélevés dans une colonie située sur l’île de Faial, dans l’archipel des Açores. Huit de ces oiseaux furent munis d’une petite boîte de PVC collée aux plumes de leur tête contenant un aimant mobile de trois grammes. Ces oiseaux se trouvaient ainsi entourés d’un champ magnétique variant continuellement, brouillant pour eux le champ magnétique terrestre. Huit autres individus subirent un traitement de leurs narines au moyen de sulfate de zinc, ce qui les prive pour quelques semaines de leur sens de l’olfaction. Enfin, huit oiseaux, constituant le groupe témoin, ne subirent aucune intervention.

Ces puffins furent relâchés isolément, un à un, à partir d’un cargo, à 800 km à l’est de leur colonie. Précisons enfin que, à ce moment, le vent ne soufflait pas du secteur où se trouvait la colonie.

Alors que les oiseaux des deux premiers groupes prirent immédiatement la bonne direction, les individus privés de leur odorat errèrent sur plus de 6000 km. En prévision de ce comportement, ils avaient été équipés de PTT (platform transmitting terminals) permettant un suivi continu par satellite ainsi que de GPS (global positioning systems), qui fournirent de précieux renseignements jusqu’à leur disparition des écrans après quatre à six semaines. Certains de ces oiseaux toutefois finirent par atteindre leur but après plusieurs semaines ou mois, leurs narines ayant probablement fini par récupérer leur fonction à ce moment.

Tout porte donc à penser que ces oiseaux se souviennent de la géographie des océans au moyen d’odeurs, celles du DMS ou celles d’autres substances chimiques, que le plancton produirait différemment en fonction du relief sous-marin ou d’autres facteurs qui nous échappent. Cette mémoire olfactive serait l’équivalent des images dont nous gardons le souvenir au terme d’un voyage.

Le spectacle d’un vol de puffins se jouant des airs au-dessus d’une mer agitée peut donner l’impression d’une errance. Or on le voit: ces oiseaux savent parfaitement où ils sont, où ils vont. Au cours des millions d’années de leur existence, les puffins sont parvenus à pérenniser leur mode de vie, s’adaptant sans cesse à un monde qui ne restait pas immuable : que l’on pense seulement aux glaciations, dont la dernière s‘est terminée en Europe il n’y a qu’une douzaine de milliers d’années. Le cycle de vie d’un puffin, aboutissant à la production d’un seul descendant par année, paraît terriblement risqué. Par analogie, on peut dire qu’un ingénieur proposant un système aussi sophistiqué et aussi fragile aurait sans doute de la peine à trouver des investisseurs prêts à y risquer des capitaux. Or les puffins sont toujours là, et avec eux d’innombrables autres êtres vivants dont l’existence ne nous étonne même pas.

Pour nous, les vagues ne sont que des vagues, alors qu’elles recouvrent un monde dont nous n’avons qu’une idée très sommaire. Il en va de même de la nature en général, dont le fonctionnement, les équilibres dynamiques, nous émerveillent, mais nous échappent encore largement. « La nature », nous dit Robert Hainard, « c’est le monde hors de nous, le vivant agissant par lui-même ». Cela doit susciter notre respect et notre prudence à son égard. Notre pouvoir, nos moyens ont une ampleur dont nous n’avons pas réellement conscience, et, de plus, nous sommes le type même d’une espèce invasive.

Observer un vol de puffins se jouant des turbulences, c’est un spectacle rare et merveilleux. C’est aussi l’occasion de méditer sur notre place dans la nature.

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