Point de vue
MARTIN, Jean (2025) : Sentiment océanique …
Avant-propos
Dans ce texte concis et inspirant, l’auteur partage son vécu de moments exceptionnels où, comme Sophie Swaton le développe dans son ouvrage L’œil du jaguar – Voyage philosophique au coeur de la conscience , l’individu peut côtoyer à certaines occasions un sentiment de complétude extrême, relevant du paranormal. Ce sentiment qu’il qualifie « d’océanique » le fait se rapprocher du bonheur plein.
Pour mémoire, Jean Martin est l’auteur d’une recension d’un ouvrage de Fourier traitant de la dégradation de l’environnement, commenté récemment par Swaton, et mise en ligne sur le site de la Fondation.
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Dans son ouvrage chaud des presses L’œil du jaguar (Actes Sud, 2025), Sophie Swaton consacre un chapitre au sentiment océanique. On doit cette notion, issue de l’influence de Spinoza, à Romain Rolland dans sa correspondance avec Freud (ceci dans notre sphère culturelle, il est connu ailleurs). Sophie Swaton vit des expériences de ce type, la plus marquante, fondatrice, sur une plage indonésienne.
« L’œil du jaguar » décrit les expériences bousculantes vécues par l’autrice depuis 2017 environ, sortant beaucoup de l’ordinaire (visions, vibrations fortes et autres sensations dans des circonstances diverses). Elle le fait avec une grande transparence tout en explorant ce qu’on peut en penser/tirer, mettant à profit ses compétences philosophiques – et comme personne. Le résultat est très intéressant, interpellant, par la démarche multidirectionnelle de faire sens d’événements extérieurs au cadre rationnel, dont toutefois elle est certaine qu’ils ont une réalité – et elle est plutôt convaincante le disant.
Dans la foulée de cette lecture, je me suis demandé si, dans ma longue vie de plus de quatre-vingts ans, j’avais vécu ce sentiment océanique – cela alors que, malgré des efforts répétés, je suis d’une insensibilité presque totale aux expériences non-ordinaires (différents niveaux de conscience, méditation profonde, clairvoyance, télépathie, médiumnité…). J’en ai trouvé. NB : tous ces moments ne seraient peut-être pas jugés adéquats, « légitimes » par tel examinateur rigoureux mais pour moi c’était bien, fort.
Ce que j’ai trouvé
D’abord une expérience forte, majeure, de sentiment océanique, après une prise d’ayahuasca, en Amazonie péruvienne en 1969. Qui m’a mis totalement « hors de ce monde » durant plusieurs heures. Visions formidablement polychromes, sentiments de bien-être, de jouissance, extraordinaires, de capacité de translocation… (et de pouvoir ressusciter John F. Kennedy !). Sentiment profond d’un Être parfait qui est/remplit l’univers et dont je fais intimement partie – ma peau comme limite avait disparu. Des dimensions inouïes que, un demi-siècle plus tard seulement, j’ai évoqué en répondant à un interview (Lonchampt, 2024[1]). Sentiment océanique d’origine pharmacologique (je n’avais à l’époque aucun intérêt sérieux pour d’autres niveaux de conscience).
J’ai vécu des sentiments océaniques naturels si je peux dire, spontanés, surtout dans la nature, en particulier lors de treks et randonnées. Dans une nature lointaine mais pas seulement, cela arrive tout près.
Une occurrence forte a été lors d’un trek dans le Sahara libyen (vers l’âge de 55 ans). Nous avions de routine une pause en milieu de journée, nécessaire dans ces climats, j’en profitais pour faire une petite promenade ; à mon retour auprès de mes compagnons, je leur ai dit un jour, en y croyant vraiment, « Si je devais mourir ici et maintenant, merci de dire à mes proches que mes dernières paroles ont été « Tout est bien ». C’était très clair, c’était océanique, absolu. Sentiment de se fondre dans un environnement immense, magnifique, accueillant.
Je suis un amoureux des bouts du monde, des finistères, en ai vu plusieurs : la Patagonie, Ushuaia et ses environs, l’Antarctique ; le Toit du monde (région du Pamir) avec une semaine de marche entre 4000 m et 5000 m autour du Mustagh Ata (Ouest de la Chine); trois treks en Himalaya, y compris 17 jours autour des Annapurnas et la montée au camp de base de l’Everest; l’Indonésie et ses volcans ; des parcs nationaux étatsuniens. Là, à réitérées reprises, émerveillement +++, sentiment de libération, d’immensité et de beauté qui remplissent, sentiment d’être au contact de plus grand que soi. Bonheur.
Des moments d’émerveillement devant tant de beauté autour de moi, de calme, de sérénité, ne sont pas rares. Surtout en montagne dans les zones où la trace de l’homme est in- ou peu visible. Cela peut être accentué par l’observation d’animaux sauvages, là-haut… Mais cela arrive aussi près de chez soi, dans la campagne ou au bord du lac. Moments où, le disant à voix haute ou en pensée, viennent « Comme c’est beau !», « Quelle chance de vivre cela ». Sur un mode mineur peut-être mais réel, il y a là de l’océanique.
J’ai envie aussi de parler de la sensation proche qu’est la survenue de l’endorphine du coureur de fond. J’ai beaucoup couru, notamment des courses longues – et j’ai beaucoup aimé (onze fois une course de 100 km, plus de trente marathons). La poussée d’endorphines ne survient pas à chaque fois, il s’en faut de beaucoup, mais quand elle vient on est « out of this world », on vole, tout est facile, on est à un niveau de conscience différent – les quelques minutes que cela dure.
Sentiment océanique à quelques reprises enfin, comme un bonheur qui vous englobe tout d’un coup, dans la compagnie de nos petits-enfants. Nous sommes dans la situation d’en avoir six qui vivent tous loin de nous, que nous voyons plutôt rarement et généralement séparément. J’ai en tête un souvenir où, dans l’est de la Suisse, ils et elles étaient tous réunis, petits et grands jouant dans un pré. Assis à vingt mètres, j’ai été rempli de bonheur d’une manière jamais vécue auparavant, inouïe. C’était une fois. D’autres moments de ce type au cours des années (en mode mineur !), tenant des tout petits dans mes bras, sur mes genoux, tout calmes, tout seuls. Amour. Joie.
[1] Lonchampt Sophie (interview du Dr Jean Martin). « J’ai fait l’expérience d’un voyage hors du commun ». Revue de santé intégrative (Genève), vol. 3, 2024, p. 125-133.
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