Recension

MARTIN, Jean (2025) : Détérioration matérielle de la planète (présenté par Sophie Swaton). FOURIER, Charles. Ed. PUF, 2024, 96 p. EAN : 9782130874102

 

Menaces sur la biosphère – Fourier, visionnaire il y a deux siècles

Le non-spécialiste de l’histoire des idées pourra être surpris que le philosophe protéiforme qu’est Charles Fourier, fondateur de l’Ecole sociétaire, théoricien des passions humaines et promoteur de sociétés/lieux du registre socialiste/communautaire, se soit inquiété de la détérioration de notre monde (« planète qui périclite et décline à vue d’œil » !) – parmi tant d’autres sujets qu’il a traités. C’est au crédit des PUF et de Sophie Swaton, qui encadre le texte de Fourier d’une introduction et d’un commentaire substantiel, de nous le rappeler/l’apprendre.

Si on peut penser qu‘à l’époque, les dégâts à l’environnement, si visibles et massifs aujourd’hui, ne sautaient pas aux yeux (hormis dans les banlieues industrielles paupérisées), Fourier décrit pourtant les dommages environnementaux civilisationnels, dans des termes comparables à ceux de la pensée écologiste actuelle. Au reste, certains de ses arguments topiques diffèrent de ceux qui nous mobilisent aujourd’hui. Ainsi Fourier se soucie, au début du 19e siècle, en Europe, de ce qu’il interprète comme un refroidissement au détriment notamment de l’agriculture.

A rebours du dualisme alors triomphant, dit Swaton, Fourier pense l’humain à partir de son enracinement sur Terre, une vision suffisamment forte pour être encore valide deux cents ans plus tard. Il veut une responsabilité humaine pour l’avenir de la planète et une responsabilité de civilisation envers notre propre évolution, liant de fait écologies naturelle et sociale (p. 13-16).

Ainsi, : « Les sceptiques demandent comment un pygmée tel que l’homme pourrait influencer un colosse tel que la Terre. Je réponds que la coque d’un œuf (lire : la croûte terrestre et ce qu’elle porte) est plus grande que l’œuf et que le genre humain qui entoure partout et exploite le globe est réellement plus grand que la planète même » (p.22).

Et d’ajouter : « Non seulement la civilisation ne sait pas, dans les défrichements nécessaires, s’en tenir aux degrés et doses convenables, mais elle ne sait pas non plus observer l’harmonie distributive ; tout est réglé par fantaisie individuelle » (p. 36) – notation très actuelle ?

Fourier suggère en particulier que toute région conserve le huitième de sa superficie en bois et fustige « l’esprit rapace toujours porté, en agriculture comme en finance, à dévorer l’avenir, tuer la poule pour avoir les œufs » excès civilisationnel manifesté par des sociétés d’ordre incohérent (p.46-7). Il s’agit « d’échapper à une société qui ne fournit pas même de garanties aux rois et aux grands, encore moins aux peuples, et qui au malheur des humains ajoute les calamités matérielles et la détérioration croissante du globe » (p. 60).

Et d’illustrer ses propos par de nombreux exemples de dérèglements climatiques et agri culturaux, observés dans diverses parties du monde.

Visionnaire, vraiment, au début des années 1800 : « L’Amérique arriverait au même désordre à mesure qu’elle imiterait nos frénésies économiques. » (p. 59). Well… elle y est arrivée (encore) mieux que Fourier ne pouvait l’imaginer… et en bien pire.

Selon Sophie Swaton : le projet de Fourier porte l’idée d’une pensée écologique défendant des rapports de non-domination entre la nature et l’humain en son sein, au profit de réciprocités, telles que celles revendiquées par les chantres de l’économie sociale et solidaire. Ces réciprocités convoquent les notions actuelles de soin (care) et d’interdépendance. Au commerce lucratif qu’exécrait Fourier, se substitue un modèle éthique, voire spirituel, fondé sur l’association et centré sur l’être humain (p. 79).

Fourier souhaite enseigner un autre savoir-vivre, favorable à l’expression de la nature et contre le mariage, par exemple, qu’il décrit comme organisant l’adultère et la servitude de la femme et privant de liberté les jeunes filles élevées pour le mariage[1]. Selon lui, plus la femme est libre, plus la société et plus les hommes le sont aussi (p. 73-4), mettant en parallèle la condition féminine et celle de la Terre oppressée, et promouvant l’association comme modèle économique émancipateur.

Un mot-clé de la cosmologie fouriériste est l’harmonie – libérer nos passions et les mobiliser pour travailler ensemble harmonieusement[2]. Le philosophe revendique un travail tutoyant la fantaisie et l’imagination, au service de nouveaux récits et de pratiques concrètes : un travail qui ait un triple sens, pour soi, pour la société et pour la planète, et permette de réinventer un bien vivre sur Terre, désirable et qui l’honore (p. 87, conclusion).

Difficile de faire plus opportun, stimulant et même nécessaire.

Un essai aéré sur une facette peu connue de la pensée sérielle de Fourier, d’intérêt et de lecture très agréable.

Même Proudhon qui, considérant l’auteur comme un « halluciné », disait de lui qu’il avait « le cerveau médiocre » et « une certaine ivresse répandue sur sa figure » lui donnant « l’air d’un dilettante en extase », l’eût finalement peut-être apprécié, malgré ses « dissonances »[3].

[1] Sa « Hiérarchie du cocuage » écrit en 1808, développe sur le sujet une impressionnante taxonomie des cocus dont il caractérise pas moins de 80 types (https://www.habiter-autrement.org/03_utopies/contributions_03/Charles_Fourrier_hierarchie_cocuage.pdf).

[2] Sur le sujet lire son « Harmonie universelle et le phalanstère » publié en 1849: https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6534069g.texteImage#.

[3] De la Création de l’ordre dans l’Humanité, Paris, 1843, in-12 p. 179 (https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bd6t5371760s/f195.item.texteImage).

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