FERRARI, Sylvie (GRETha UMR CNRS 5113 – Université de Bordeaux) : La bioéconomie de Nicholas Georgescu-Roegen (2025)
La bioéconomie est une nouvelle approche des relations entre l’économie et l’environnement qui a été développée par Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), un grand économiste du XXe siècle qui fut aussi mathématicien, philosophe et historien des sciences. C’est en 1975 que le concept de bioéconomie apparaît pour la première fois dans ses travaux avec l’article « Energy and economic myths » (Georgescu-Roegen, 1975). L’économie en tant que sphère intégrée à la biosphère est appréhendée dans un contexte écologique global et est indissociable de la dimension historique du développement notamment du fait de l’accès limité à un stock de ressources accessibles dans la nature. Cette perspective globale nourrit un paradigme nouveau qui est en rupture à la fois avec l’économie néoclasssique née au milieu du 19e siècle et l’épistémologie mécaniste de la physique Newtonienne.
La bioéconomie s’ouvre ainsi sur la biologie et la physique issue de la thermodynamique pour rendre compte de la manière dont les activités économiques transforment l’énergie et la matière prélevées dans la nature. L’introduction et la généralisation de la loi d’entropie dans l’étude des phénomènes économiques conduit Nicholas Georgescu-Roegen à construire un nouveau paradigme de nature évolutionniste où l’énergie, la matière, l’irréversibilité, les changements qualitatifs ou encore le temps historique jouent un rôle majeur. De nombreux écrits rendent compte des fondements biophysiques de l’économie et, en particulier, deux ouvrages célèbres : The entropy law and the economic process (1971) et Energy and economic myths (1976).
La première dimension de la bioéconomie est de nature physique et concerne l’introduction de la loi d’entropie dans la sphère économique. Selon cette loi, appelée aussi second principe de la thermodynamique, l’entropie d’un système fermé (qui échange de l’énergie mais pas de matière avec son environnement) s’accroît constamment. La référence à un système fermé implique l’apparition d’un équilibre caractérisé par un état où toute l’énergie est dissipée. Un changement qualitatif de l’énergie, la dissipation, est inévitable et c’est ce changement qui permet de comprendre les transformations au sein des systèmes économiques sur un temps long. Du point de vue physique, les activités économiques ne créent rien et ne font que transformer de l’énergie et de la matière disponibles en les dégradant de manière irréversible. Du point de vue économique, il existe une différence entre les éléments qui entrent dans le processus économique et ceux qui en sortent : des éléments de valeur et caractérisés par une faible entropie (ressources prélevées dans la nature) entrent dans le processus économique tandis que des éléments sans valeur, caractérisés par une haute entropie (les déchets) en sortent. L’entropie est donc une mesure de la différence qualitative qui existe entre des ressources utiles et des déchets inutiles. Tout processus économique est donc par nature entropique : il s’accompagne d’une dissipation irréversible de l’énergie et de la matière dont la manifestation physique est la production de déchets et de polluants dans l’environnement. A ce stade, on pourrait alors s’interroger sur la raison d’être d’un tel processus. En réalité, il existe un flux immatériel appelé “the enjoyment of life » qui est indissociable du prélèvement de basse entropie dans l’environnement. Le fonctionnement du processus économique ne peut être dissocié ni de l’existence de ce flux immatériel ni de l’accroissement de l’entropie de l’environnement, ce dernier se manifestant par la raréfaction des dotations de ressources de basse entropie énergétiques et minérales et par la dégradation de la nature sous forme de rejets polluants et de déchets. Ainsi, aucune activité économique de production ou de consommation ne peut plus être dissociée des lois qui s’appliquent à la biosphère. Ce sont ces interdépendances soumises à la loi d’entropie qui sont à l’origine de changements qualitatifs au sein de tout processus économique.
Le fait de désigner le système économique par le concept de processus n’est pas neutre et contient la seconde dimension de la bioéconomie, la dimension biologique. La bioéconomie porte en elle l’origine biologique du processus économique et par là même le problème de l’existence de l’humanité et de la finitude des ressources accessibles, inégalement situées et inégalement appropriées. La bioéconomie est indissociable de l’intégration du processus économique dans la problématique de l’évolution et du fonctionnement de la biosphère. Le processus économique est envisagé comme une continuation, une extension de l’évolution biologique, qui est rendue possible par d’autres moyens non plus endosomatiques mais exosomatiques. Influencé par le mathématicien et biologiste Alfred Lotka, l’évolution endosomatique fait référence à l’évolution biologique des espèces vivantes tandis que l’évolution exosomatique renvoie à l’usage d’organes détachables, extérieurs à la personne et produits à partir des ressources d’énergie et de matière (outils, technologies…). Dans la perspective bioéconomique, ce sont les instruments exosomatiques qui ont permis à l’humanité d’assurer des prélèvements croissants de ressources de basse entropie dans la nature. La lutte économique est donc centrée sur la recherche incessante de cette basse entropie pour la satisfaction des besoins.
Il est intéressant de noter que la conception évolutionniste de la bioéconomie trouve son origine dans les travaux de Joseph A. Schumpeter (1954) sur le développement, et en particulier sur le rôle joué par le progrès technique dans les transformations structurelle de l’économie. Au cœur de ces transformations qui ponctuent les changements d’état du processus économique interviennent les technologies. L’évolution exosomatique de l’humanité s’est ainsi accompagnée de la production croissante de technologies créées à partir de quantités d’énergie et de matière puisées dans les stocks de ressources terrestres. Or, les quantités d’énergie et de matière accessibles sont nécessairement finies étant donné les implications de la thermodynamique. Non seulement l’efficacité des transformations mobilisant de l’énergie n’est pas illimitée, mais la quantité de basse entropie disponible dans l’environnement ne peut être utilisée qu’une seule fois par l’homme. Là réside le fondement d’une véritable rareté.
Ainsi, la puissance du progrès technique constitue un facteur majeur des transformations irréversibles de la nature par les sociétés. La dynamique des activités économiques soutenue par le progrès technique participe activement à la raréfaction absolue des dotations terrestres de basse entropie. Une autre implication ici de l’évolution exosomatique est qu’elle s’accompagne de la permanence de conflits sociaux et d’inégalités entre les pays riches et les pays pauvres. L’origine des inégalités économiques réside selon Nicholas Georgescu-Roegen dans l’attachement exosomatique des modes de vie (NGR, 1977b ; 1978) : la division sociale engendre des conflits sociaux via l’appropriation des technologies. Au niveau mondial, les inégalités découlent du contrôle de l’exploitation des ressources naturelles par quelques pays au détriment d’autres pays moins développés.
Finalement, les apports révolutionnaires de ce nouveau paradigme économique concernent les fondements biophysiques de l’économie, l’importance des liens avec la biosphère, l’origine de des déchets et l’impossibilité du recyclage complet de la matière du fait de la loi d’entropie. La bioéconomie apporte un éclairage nouveau sur l’organisation spatiale et temporelle des activités économiques qui sont intrinsèquement reliées aux éléments de la biosphère et aux lois qui les ordonnent. L’économie en tant qu’activité humaine motivée par la satisfaction des besoins ne cesse de puiser et d’épuiser les ressources de la biosphère dont les quantités (stocks et flux) et les qualités sont irréversiblement modifiées. Au cœur de la bioéconomie, les changements qualitatifs qui s’opèrent au sein du processus économique avec la dégradation de l’énergie et de la matière traduisent une variation de la qualité des éléments qui participent à la satisfaction des besoins humains, et orientent irrévocablement les trajectoires de développement des sociétés.
Or, les changements climatiques, l’épuisement et la raréfaction des ressources naturelles, l’accumulation de pollutions et de dégradations environnementales constituent autant de défis majeurs pour les sociétés aujourd’hui (Steffen et al, 2011; Bonneuil et al. 2013; Angus, 2018; Magny, 2019). L’entrée dans l’anthropocène invite à reconsidérer plus particulièrement la place des activités économiques et, à travers elles, la durabilité des processus économiques en jeu pour définir des trajectoires d’évolution à l’intérieur des « limites planétaires ». Ces limites renvoient à des seuils critiques pour les principales variables biophysiques (gaz carbonique, azote, phosphore entre autres) qui orientent le climat et la biosphère et qui sous-tendent le bien- être social. Le dépassement déjà avéré de certaines de ces limites – et ses effets tels que le changement climatique et l’érosion de la biodiversité, – met aujourd’hui en danger l’humanité toute entière (O’Neill et al., 2018 ; Steffen W. et al, 2015 ; Barnosky et al. 2012 ). Un tel contexte ne peut que nous conduire à repenser les liens entre la biosphère les activités économiques. La bioéconomie est plus que jamais d’actualité.
La lecture bioéconomique des relations entre l’économie et la nature dans une perspective planétaire offre un nouveau regard sur les fondements de la crise écologique qui traverse les sociétés contemporaines. Enrichie du double héritage constitué par la biologie évolutionniste et la physique thermodynamique, l’économie change de nature et de sens : la face énergétique et matérielle est représentée par des transformations orientées par la loi d’entropie tandis que la face immatérielle se traduit par le flux de la joie de vivre ! L’appartenance originelle de l’acte économique à la biologie et sa dépendance aux lois de la physique font de la bioéconomie une discipline nouvelle qui dessine une nouvelle alliance de l’homme et de la nature. En considérant la nature dialectique du processus économique, Nicholas Georgescu-Roegen oriente l’analyse du développement des sociétés dans une perspective historique, écologique, culturelle et technologique (NGR, 1971). Pour appréhender la finitude du monde et les limites planétaire, le temps dynamique avec ses trajectoires réversibles est abandonné au profit du temps historique qui porte en lui l’irréversibilité. Cette conception du temps, qui relie définitivement les générations successives entre elles, doit conduire à poser des contraintes écologiques et éthiques avant tout choix économique. Si non, il ne sera pas possible de stopper l’accélération du processus de dissipation de l’énergie et de la matière depuis notre entrée dans l’ère de l’anthropocène. Dans ce contexte, il est donc primordial de limiter l’extension de la sphère économique et de renoncer à la croissance économique car elle réduit les quantités de basse entropie terrestre et dégrade irréversiblement leur qualité (NGR, 1976). Dans la perspective du temps historique, la décroissance, comme le renoncement à toute possibilité d’une croissance infinie dans un monde fini, est inéluctable.
La bioéconomie nous invite à reconsidérer l’économie dans un nouveau rapport à la nature et au temps. Les relations entre les activités humaines et l’environnement doivent prendre en compte le mode de vie de l’humanité en tant qu’espèce biologique ainsi que l’existence d’interdépendances sur un temps long. Elle peut nous conduire à conserver les dotations d’énergie et de matière accessibles et à veiller à l’harmonisation des besoins des générations présentes et futures. Si la finalité de l’activité économique est la conservation de l’espèce humaine sur un temps long, alors des principes d’éthique et de justice doivent être introduits dans l’économie (GR, 1970). Nicholas Georgescu-Roegen propose un programme bioéconomique détaillé permettant d’économiser les stocks de ressources afin d’augmenter la durée de vie de l’humanité (1975, 1977). Pour y parvenir, la minimisation des flux pour maintenir les stocks nécessaires à la satisfaction des besoins des générations successives et la redistribution des ressources de la nature à l’échelle intragénérationnelle sont nécessaires.
Ainsi, face aux limites planétaires, la portée philosophique de la bioéconomie révèle la nécessité d’une nouvelle éthique, une éthique des limites, pour repenser les liens entre la transformation de la nature et l’évolution des sociétés dans l’anthropocène. Tout d’abord, il est nécessaire d’adopter une approche écologique globale qui questionne l’habitabilité de la biosphère. Il y a chez Nicholas Georgescu-Roegen une éthique environnementale d’inspiration écocentrique qui est ouverte sur la biosphère et où les actions morales doivent viser sa protection dans le temps. L’idée de permanence de la biosphère n’est pas sans rappeler la Terre-Gaïa développée dans les travaux de James Lovelock (1979). On peut noter également l’importante accordée à l’interdépendance comme expression de la solidarité entre l’homme et la nature, solidarité également présente dans l’éthique environnementale du philosophe allemand Hans Jonas (1979). Par ailleurs, l’éthique des limites implique également de cheminer vers une économie de suffisance pour l’accès à une vie bonne pour tous. Il y a là nécessairement une condition de redistribution préalable des richesses à l’échelle de la biosphère afin de pouvoir répartir les biens et les maux de manière plus juste entre les habitants de la planète. La mise en œuvre de stratégies de conservation des ressources pour préserver la qualité de vie des générations futures constitue une voie qui implique une limitation des besoins mais pas du bien-être des générations présentes les mieux loties. Cette perspective est une possibilité dans le cadre de la bioéconomie qui est tout à fait compatible avec une société de décroissance (Van den Bergh et al. 2012) ou avec les travaux sur la Doughnut economics de K. Raworth (2017). Ces différentes pistes peuvent contribuer à plus de justice et permettre une vie bonne pour tous dans le respect les limites planétaires.
Finalement, le véritable défi anthropologique pour l’économie du XXème siècle est de redéfinir sa finalité – la conservation de l’espèce humaine sur un temps long – tout en demeurant solidaire de la biosphère, des éléments vivants et inanimés qui l’habitent, et dans le respect des principes biophysiques qui gouvernent la nature.
Références :
- Angus, I. (2018). Face à l’Anthropocène. Le capitalisme fossile et la crise du système terrestre, Ecosociété.
- Barnosky, A. D., Hadly, E.A., Bascompte, J, Berlow, E.L., Brown, J.H., Fortelius, M., Getz, W.M., Harte, J., Hastings, A., Marquet, A. P., Martinez, N. D., Mooers, A., Roopnarine, P., Vermeij, G., Williams, J. W., Gillespie, R., Kitzes, J., Marshall, C., Matzke, N., Mindell, D. P., Revilla, E., Smith, A. B. (2012). “Approaching a state shift in Earth’s biosphere”, Nature 486 (7401), 52–58.
- Georgescu-Roegen, N. (1970). La science économique. Ses problèmes et ses difficultés, trad. Française, Dunod.
- Georgescu-Roegen, N. (1971). The entropy Law and the economic process, Harvard University Press.
- Georgescu-Roegen, N. (1975). Energy and economic myths, Southern Economic Journal, Vol. 41, No. 3, Jan., 347-381.
- Georgescu-Roegen, N. (1976). Energy and economic myths, Pergamon Press.
- Georgescu-Roegen, N. (1977a). What thermodynamics and biology can teach economists, Atlantic Economic Journal, 5, (1), March, 13-21.
- Georgescu-Roegen, N. (1977b). Inequality, limits and growth from a bioeconomic viewpoint, Review of Social Economy, XXXV, december, 361-75.
- Georgescu-Roegen, N. (1978). De la science économique à la bioéconomie, Revue d’Economie Politique, numéro 3, Mai-Juin, 37-382.
- Georgescu-Roegen, N. (1995). La Décroissance. Entropie, Écologie, Économie. Edited by Jacques Grinevald and Ivo Rens. Paris: Éditions Sang de la terre.
- Grinevald, J. (1992). La révolution bioéconomique de Nicholas Georgescu-Roegen, Stratégies énergétiques, Biosphère et Société, Octobre, 23-34.
- Jonas, H. (1993). Le principe responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, traduction de Das Prinzip Verantwortung (1979), troisième édition, Editions du Cerf.
- Lovelock, J. (1986). La Terre est un être vivant. L’Hypothèse Gaïa, trad. de l’anglais (1979) Paris, Flammarion, « Champs ».
- Magny, M. (2019). Aux racines de l’anthropocène. Une crise écologique reflet d’une crise de l’homme, Edition Le Bord de l’eau.
- Mayumi, K. (2001). The origin of ecological economics. The bioeconomics of Georgescu Roegen. London & New York: Routledge.
- Missemer, A. (2013). Nicholas Georgescu-Roegen, Pour Une Révolution Bioéconomique. Lyon: ENS Éditions.
- O’Neill, D. W., Fanning, A. L., Lamb, W. F., Steinberger, J. K. 2018. A good life for all within planetary boundaries, Nature Sustainability, Vol 88 1, February, 88-95.
- Raworth, K. (2017). Doughnut Economics: Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist. White River Junction, Vermont: Random House Business.
- Van den Bergh, J. C.J.M., Kallis, G. (2012). Growth, A-Growth or Degrowth to Stay within Planetary Boundaries? Journal of Economic Issues, Vol. XLV I No. 4 December 2012, 909 919.
- Schumpeter J.A., 1954, History of Economic Analysis, New York: Allen & Unwin.
- Steffen, W., Grinevald, J., Crutzen, P. J., & McNeill, J. R. (2011). The Anthropocene: conceptual and historical perspectives. Philosophical Transactions of the Royal Society A: Mathematical, Physical and Engineering Sciences, 369(1938), 842‑867.
- Steffen, W., Richardson, K, Rockström, J., Cornell S.E., Fetzer, I., Bennett, E.M., Biggs, R., Carpenter, S. R., de Vries, W., de Wit, C. A., Folke, C., Gerten, D., Heinke, J., Mace, G. M., Persson, L. M., Ramanathan, V., Reyaers, B., Sörlin, S. 2015. Planetary boundaries: Guiding human development on a changing planet, Science, 347, 1259855. DOI: 10.1126/science.1259855
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